Voltaire
souffrir sont, eux aussi, personnages de roman. Mais si nous lisons une vie de Byron, nous pensons qu'il y a eu une véritable lady Byron, une véritable lady Caroline Lamb, et nos sentiments moraux sont mis en mouvement, aux dépens de nos sentiments esthétiques. Cela est bien plus fort encore s'il s'agit d'un homme d'Etat. Chez un Anglais qui lit la vie de Gladstone ou de Peel, les passions politiques et historiques sont naturellement soulevées et ne permettent pas le détachement nécessaire.
Mais cette objection, qui n'est pas sans force, s'appliquerait surtout, soit à la vie de personnages encore vivants, soit à la vie de personnages qui viennent de disparaître. Dès que le héros est mort, et mort depuis assez longtemps pour que le lecteur n'ait pas le sentiment que ce qu'il lit peut blesser une femme ou un enfant encore vivant, un singulier voile d'apaisement etde sérénité s'étend sur ce tableau désormais achevé. La mort est le plus grand des artistes ; quand elle a passé, les passions s'apaisent.
La biographie a même peut-être un avantage esthétique sur le roman; quand nous lisons la biographie d'un personnage très connu, nous savons à l'avance ce que seront les péripéties essentielles et le dénouement. On pourrait croire d'abord que cela nuit à l'intérêt du livre : si celui-ci est bien fait, l'effet est exactement contraire. Tout se passe alors comme au théâtre. Lorsque nous allons voir une tragédie, nous savons bien que César sera à la fin assassiné par Brutus, nous savons bien que Lear deviendra fou, mais la marche lente du drame vers ces événements attendus donne à notre émotion la grandeur poétique qu'apporte à la tragédie grecque l'idée toujours présente du Destin. Ainsi, pendant la lecture d'une vie dont nous connaissons les événements et le dénouement, il semble que nous nous promenions dans un paysage déjà connu, retrouvant nos souvenirs et les complétant. La tranquillité d'esprit avec laquelle nous accomplissons cette promenade sans surprises est favorable à l'attitude esthétique 1 .
La beauté tragique est plus grande encore quand la vie finit tristement. M. Laurence Housman nous rapporte une conversation d'Oscar Wilde, où celui-ci explique qu'une vie, pour être belle, doit se terminer par un échec, et il donne comme exemple celle de Napoléon, montrant que s'il n'y avait pas eu Sainte-Hélène, elle perdrait toute sa valeur tragique. On ne peut s'empêcher de penser que celle de Wilde lui-même doit à la catastrophe qui l'a terminée presque tout son intérêt. Quelquefois l'échec est moins visible. Dans lecas de lord Beaconsfield, l'observateur superficiel a l'impression d'une réussite merveilleuse; tous les vœux de l'enfance sont réalisés dans la vieillesse. Mais l'échec intellectuel est grave. Mesurez l'écart entre le rêve politique de Disraeli au temps de la jeune Angleterre et les résultats vraiment atteints par le vieux Premier ministre, et vous éprouvez un sentiment de la vanité de toute action qui n'est pas un sentiment moral, mais qui est un sentiment esthétique.
Donc, la réalité des personnages de la biographie ne les empêche pas d'être des sujets d'œuvres d'art. Reste cependant une seconde objection. Nous avons dit que le caractère essentiel des œuvres d'art, c'est d'être des sujets naturels reconstruits par un esprit humain. Ars est homo additus naturæ. Il faut que l'action de l'esprit puisse s'exercer. Or on comprend très bien comment un romancier construit ses personnages : il les forme de sentiments qui se commandent les uns les autres comme les engrenages d'une machine bien faite; si le romancier a du génie, la machine est si bien recouverte de chair qu'elle devient presque invisible, mais pourtant elle est une machine et le héros de roman le plus complexe l'est infiniment moins que le plus simple des hommes. On comprend moins comment il serait possible de construire un personnage historique sans le déformer. Ce personnage a été ce qu'il a été. On ne peut le changer. Considérez Ruskin, considérez Gladstone : chacun d'eux a été un être réel comme nous, comme nos amis; chacun d'eux a été pour ceux qui l'ont connu une énigme devant laquelle ils ont passé leur vie, sans pouvoir établir un ordre clair dans une masse trop abondante d'observations et d'images. Que doit faire le biographe? Essayer de recréer cette énigme vivante? Mais elle était faite d'une telle accumulation de détailsqu'il
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