Voltaire
sont liés à la vie d'un homme d'Etat, d'un général, ne doivent pas dans une biographie être traités comme dans une histoire. Le véritable sujet du biographe, s'il écrit la vie de Napoléon, c'est le développement sentimental et spirituel de Napoléon; l'histoire doit figurer sur la toile de fond, dans la mesure où elle est nécessaire pour comprendre ce développement, et il faut essayer d'en donner à peu près l'image qu'en peut apercevoir l'empereur. Considérez un fait simple comme la bataille d'Austerlitz; dans une histoire proprement dite, elle peut, elle doit être décrite en chacun de ses points ; dans une biographie de Napoléon, elle doit être la bataille qu'a conçue et vue Napoléon. A ce point de vue, la bataille du Waterloo, telle que la voit Fabrice au début de la Chartreuse de Parme, est un bel exemple.
M. Edmund Gosse écrit très bien : «Les larges vues historiques sont déplacées dans une biographie et il n'y a pas de plus grande erreur que d'essayer d'écrire ce qu'on appelait la Vie et l'Epoque d'un homme. L'histoire traite de fragments du vaste tableau des événements. Elle doit toujours commencer de manière abrupte et se terminer au milieu d'existences inquiètes,toutes plongées dans des affaires multiples. Elle doit toujours traiter impartialement d'un grand nombre de personnes. La biographie, au contraire, est une étude très nettement définie par deux événements : une naissance et une mort. Elle remplit sa toile d'une seule figure et les autres caractères, si grands qu'ils soient en eux-mêmes, doivent toujours être subordonnés au héros central. »
Un autre caractère de l'œuvre d'art, c'est le choix des détails. Un savant pur peut accumuler sur une question un nombre énorme de faits et les indiquer tous sans choisir. A la vérité, je crois que, s'il est un grand savant, il choisit déjà, trace des lignes générales et fait œuvre d'artiste. Le biographe artiste doit, avant tout, délivrer son lecteur de tous les matériaux inutiles. Son devoir est de tout lire parce qu'il risque, s'il ne lit pas tout, de négliger un détail important ou de croire vrai un fait que d'autres documents prouvent faux; mais, son échafaudage établi et sa maison construite, il démolit l'échafaudage et s'efforce de ne plus présenter au lecteur qu'une maison solide par elle-même.
La biographie ne consiste pas, me semble-t-il, à dire tout ce que l'on sait, car alors le moindre livre serait aussi long que la vie, mais à tenir compte de ce que l'on sait et à choisir l'essentiel. Il va de soi qu'en faisant ce choix, le biographe se trouve souvent amené à mettre l'accent sur tel aspect du personnage qui lui est plus cher ou plus familier.
De là parfois une déformation du héros par le biographe artiste. Mais le biographe maladroit déforme-t-il moins par le désordre de ses documents, par l'absence de « valeurs» (au sens des peintres) qui fait d'un admirable visage un portrait plein ?
Dans cette élimination de l'inutile, le biographe nedoit pas perdre de vue que les détails les plus petits sont souvent les plus intéressants. Tout ce qui peut nous donner une idée de ce qu'était réellement l'aspect d'un homme, le ton de sa voix, la forme de sa conversation, est essentiel. Le rôle du corps, dans l'idée que nous nous formons du caractère de ceux que nous connaissons, ne doit jamais être perdu de vue. Un homme est avant tout, pour nous, un certain aspect physique, un certain regard, des gestes familiers, une voix, un sourire, des expressions qui lui sont habituelles; c'est tout cela aussi qu'il nous faut retrouver dans l'homme qui ne nous est présenté que par le livre. Rien n'est plus difficile pour l'historien. La personne qui lui est transmise par les documents est surtout une personne abstraite, qui n'est guère connue que par son action sociale. S'il ne sait pas, sous ces nuages de papiers, de discours et d'actes, nous faire apercevoir un être de chair, il est perdu.
«La science historique, dit Marcel Schwob, nous laisse dans l'incertitude sur les individus. Elle ne nous révèle que les points par où ils furent attachés aux actions générales. Elle nous dit que Napoléon était souffrant le jour de Waterloo, qu'il faut attribuer l'excessive activité intellectuelle de Newton à la continence absolue de son tempérament, qu'Alexandre était ivre lorsqu'il tua Klitos et que la fistule de Louis XIV put être la cause de certaines de ses résolutions.
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