Voltaire
marche : Faits, puis Caractère.
Je crois très difficile d'intéresser un lecteur à des faits qui ne se présentent pas dans l'ordre normal. Cequi donne à la vie son intérêt romanesque, c'est justement l'attente de l'avenir, c'est que chaque jour nous nous trouvons au bord d'un abîme qui est Demain sans imaginer ce que nous y trouverons. Même quand l'homme est illustre et que le lecteur sait fort bien que le héros est destiné à devenir ensuite un grand général ou un grand poète, il semble assez absurde de le lui dire dès la première phrase d'un livre. Pourquoi commencer une biographie comme Forster commence celle de Dickens? « Charles Dickens, le romancier le plus populaire de ce pays et un des plus grands humoristes que l'Angleterre ait produits, naquit à Portsea le vendredi 7 février 1812. » Non, aucun romancier populaire, aucun grand humoriste n'est jamais né. Ce qui naquit le 7 février 1812, ce fut un petit bébé, tout comme un petit bébé naquit le jour de la naissance de Wellington ou le jour de la naissance de Shakespeare.
Faut-il donc feindre d'ignorer ce que nous savons parfaitement? Faut-il feindre, au début d'une vie qui est celle d'un grand général, d'avoir oublié toute cette carrière ? A la vérité, je crois que oui. C'est un artifice, peut-être, mais dans le mot artifice, il y a le mot art. L'auteur d'une tragédie ne nous indique pas, dès le premier vers, quel en sera le dénouement. L'auteur d'une biographie n'ignore pas que son lecteur connaît le dénouement. Il n'a pas à le produire grossièrement dès la première page. Il doit commencer avec simplicité, sans avoir le désir de briller, sans avoir d'autre souci que de placer son lecteur dans l'atmosphère qui lui permettra de comprendre les premiers sentiments du héros grandissant.
Peut-être éprouvons-nous un besoin plus vif de développement chronologique que les biographes anciens parce que nous croyons moins qu'eux à l'existence decaractères immuables. Nous admettons l'évolution de l'esprit individuel comme l'évolution de la race. Nous croyons qu'un caractère ne se forme que lentement, par le contact avec les êtres et les événements. Un caractère qui serait toujours identique à lui-même à chaque moment de la vie du héros, est pour nous une construction abstraite de l'esprit. Ce n'est pas une réalité. Notre point de vue est celui qu'indique miss Lowell, au début de sa biographie de Keats : « Mon objet a été de donner au lecteur l'impression qu'il vit avec Keats, qu'il est sujet aux mêmes influences que celui-ci, qu'il se meut dans son cercle, observant l'arrivée des poèmes, tandis que de jour en jour ils naissent à l'expérience. »
Il est difficile de faire œuvre d'art en biographie si on ne montre événements et personnages se développant progressivement dans l'âme du héros et en même temps que lui. Je ne crois pas qu'il soit permis, dans une biographie de Byron par exemple, de faire un portrait de Shelley avant le moment où Byron connaît celui-ci, et il est souhaitable que ce portrait ressemble à ce que fut Shelley aux yeux de Byron à ce moment. C'est un des aspects essentiels de la vie qu'une transformation lente, dans l'esprit de chacun de nous, du personnage de nos amis. Tel être que nous avons cru parfait nous apparaît soudain comme faillible. Ce fut le cas, par exemple, de Godwin pour Shelley; ce fut le cas de Disraeli pour John Manners. Le biographe ne doit pas anticiper les découvertes de son héros. Rien de plus propre à détruire le mouvement que d'écrire par exemple : «Bien que la première impression eût été favorable, il devait découvrir plus tard que... » E.-M. Forster, suivant en cela le philosophe français Alain, vous a expliqué l'an dernier, dans ses conférences sur le roman, que cette question du «point de vue » est trèsimportante dans la construction d'un roman. Elle comporte trois solutions : ou voir tout à travers le héros, ou voir successivement l'action à travers chacun de ses personnages, ou adopter le point de vue du démiurge et faire dominer l'action par le romancier lui-même.
Pour la biographie, je préfère nettement la première méthode, tout en comprenant la nécessité d'adopter quelquefois ce poste d'observation placé à l'infini, pour montrer comment la personnalité du héros est réfléchie dans ces miroirs imparfaits que sont les hommes qui l'entourent.
En particulier, les grands événements historiques qui
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