Voltaire
l'événement lui-même, lequel est l'œuvre du hasard. Dans beaucoup de cas, nous trouvons des mobiles nobles et héroïques pour des actes que nous avons faits sans le vouloir, sans le savoir. Est-il vrai que César ait voulu passer le Rubicon ? Il est certain que Napoléon n'a pas voulu le 18 Brumaire. Lisez des mémoires de généraux et comparez la belle construction claire que devient une bataille dans les mémoires de celui qui la dirigea avec ce que fut une bataille réelle. Nous avons tous vu des combats. Avant le commencement de l'action, il y avait un plan clair, des bonds successifs, voulus et dessinés par les états-majors. La bataille commencée, des gens vont, viennent, courent, les téléphones sont coupés, les troupes se dispersent et lerécit sincère serait celui d'une affreuse angoisse intellectuelle. Mais les mémoires du général diront : « Je débouchai alors de la forêt et décidai d'attaquer la gauche ennemie. »
Il en est de même dans la vie politique. Le ton de voix d'un interlocuteur, la qualité d'une conversation ont une influence sur une décision; très souvent des sentiments comme l'amour ou l'amitié transforment toutes les démarches d'un homme : il change de parti politique parce qu'il a épousé une femme qui ne partage pas ses anciennes idées, il se convertit, il renouvelle sa philosophie. Comme Auguste Comte, il fait de la femme le centre de son système parce que Clotilde de Vaux a passé dans sa vie; s'il est économiste, il transforme les chiffres et fait dire aux statistiques ce qui plaît aux êtres qui lui sont devenus chers.
Quand la crise est passée, il regarde en arrière, rationalise, et dit : « Je suis socialiste, je suis positiviste, je suis conservateur... La marche de mes idées fut la suivante. Tel raisonnement m'a convaincu. » Plus tard, dans la vieillesse, il se trouve en présence (s'il examine le passé) de toutes ces crises successives, incohérentes, contradictoires et, ne pouvant supporter de ne pas se comprendre lui-même, il fait de sa vie un système et l'organise pour que ce système soit cohérent.
Examinons le cas de Rousseau; il est important parce que les Confessions ont été un des exemples qui ont inspiré à d'autres hommes le désir et le courage d'écrire une autobiographie. « Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple et qui n'aura point d'imitateurs. » Dans le cas de Rousseau, nous possédons à la fois une confession que son auteur veut sincère jusqu'à l'humilité, et comme moyens de vérification, une correspondance qui remonte fort haut. Or, si nous confrontons lacorrespondance avec les Confessions nous trouvons que, pour les premières années, Rousseau a exagéré sa balourdise et sa lenteur d'esprit; ses lettres sont beaucoup plus intelligentes que ne pourraient l'être celles du petit rustre qu'il écrit dans les Confessions. Pourquoi? Peut-être a-t-il voulu mettre son esprit en rapport avec l'humilité de sa condition. En outre, Rousseau, à cinquante ans, est indépendant, républicain, et souhaite trouver dans le jeune homme qu'il a été les premiers traits de cette indépendance. Or, à la vérité, il n'a été jusqu'à vingt-cinq ans qu'un laquais assez souple, très gauche et candide, mais sans aucune raideur de principes. Dans les Confessions, il néglige absolument de nous apprendre (ce qui apparaît clairement dans les lettres) que c'est un déni de justice de l'ambassadeur dont il était le secrétaire qui le rejeta vers la sauvagerie et vers la liberté. S'il avait eu un chef intelligent, sans doute n'aurions-nous pas eu Rousseau, mais cela, Rousseau ne peut l'admettre. Il l'admet d'autant moins que les Confessions « sont moins une autobiographie désintéressée qu'un mémoire justificatif 1 ».
6° Une dernière cause de manque de sincérité dans les autobiographies, c'est le besoin très légitime de protéger ceux qui ont été nos compagnons ou complices dans les actions décrites par nous. Si même nous avons décidé de tout dire sur notre vie, nous n'avons pas le droit de décider de tout dire sur celle des autres, ou du moins nous ne croyons pas avoir ce droit. Nous admettrions que lord Byron eût écrit une confession. Nous eussions difficilement admis que lord Byron eût écrit, sous forme directe et non romanesque, la confession de Caroline Lamb.
Donc, impossibilité de retrouver le passé; impossibilité de ne pas déformer involontairement, et enfin, impossibilité de ne pas
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