Voltaire
souvenirs, les images ressurgissent en effet. Mais nous voyons que, si nous n'avions conservé ce témoin écrit, nous eussions composé un récit non seulement incomplet, mais inexact.
C'est pourquoi il faut attacher une singulière valeur aux mémoires qui sont mêlés de journaux, comme c'est le cas, par exemple, de cette autobiographie de Haydon dont nous parlions tout à l'heure. Le journal pur peutsembler fastidieux par la monotonie de sa forme, mais les fragments de journaux insérés dans un récit organique lui donnent une remarquable authenticité. Il est d'ailleurs probable que beaucoup de grands mémoires ont été écrits à l'aide de journaux plus anciens. On ne peut concevoir, par exemple, comment le cardinal de Retz aurait pu, après quinze ou vingt ans, écrire les siens, reproduisant des conversations entières entre lui et la reine, entre lui et Mazarin, s'il ne s'était servi d'une part de son propre journal, et, d'autre part, pour les séances du Parlement, des registres de cette compagnie.
En particulier, nous oublions nos rêves. Souvent, nous les avons oubliés quelques minutes après le réveil. D'une autobiographie honnête ils sont entièrement absents et pourtant notre vie, nos pensées, sont faites en partie de l'étoffe des songes. A la vérité, songes et réalité manquent à la fois à notre récit, car nos jours et nos nuits se composent d'une infinité d'images et de sensations, et l'infini est, par définition, inépuisable. James Joyce écrit les huit cents pages serrées de son Ulysse pour raconter une seule journée d'homme et il est encore loin d'être complet. Que dire de l'autobiographe qui enferme les vingt mille journées de sa vie en un ou quelques volumes ?
2° Une seconde cause de déformation, c'est l'oubli volontaire pour raisons esthétiques. Si un autobiographe est en même temps un écrivain de talent, il est tenté, qu'il le souhaite ou non, de faire du récit de sa vie une œuvre d'art. Pour y réussir, ses matériaux, même triés par le divin oubli, sont encore trop nombreux. Prenez un journal comme celui de Pepys. C'est très amusant et nous y sommes tous attachés pour mille raisons qui ne sont pas des raisons littéraires. Pour en faire une œuvred'art il faudrait beaucoup effacer. Cela est vrai aussi du journal d'Amiel. Seul un journal court peut avoir à la fois le charme de la naïveté quotidienne et le charme artistique que donne à un récit l'unité de la personnalité de l'écrivain. C'est le cas, par exemple, de l'admirable journal de Byron à Ravenne qui vient d'être republié par les soins de lord Ernle. Mais le journal de Ravenne est l'histoire de quelques jours. La méprisante lassitude de Byron ne lui a pas permis d'écrire ainsi toute sa vie. Il est probable que les mémoires publiés par Moore étaient des mémoires en forme, construits grâce à de convenables et nécessaires oublis.
Herbert Spencer a très bien dit encore que, pendant toute notre vie, la mémoire laisse tomber, construit, élimine, transforme la vérité, en ne donnant aucune place à la vie quotidienne, à ces événements simples, à ces périodes sans accidents qui forment pourtant l'essentiel de toute existence humaine.
« Un biographe ou un autobiographe, dit-il, est obligé de supprimer de son récit la banalité de la vie quotidienne et de se limiter presque exclusivement aux événements, aux actions, aux traits dominants. Autrement, il serait tout à fait impossible aussi bien d'écrire que de lire les énormes volumes qui deviendraient nécessaires. Mais en supprimant ce traintrain de la vie qui forme cette partie infiniment plus longue que le grand homme a en commun avec les autres, en mettant en relief seulement les choses frappantes, il produit l'impression que la vie en question diffère des autres vies beaucoup plus qu'elle n'en différait en réalité. Ce défaut est inévitable. »
Observation fine et profonde, qui confirme ce que nous disions sur la morale trop individualiste qui se dégage de toute biographie. On acquiert, en lisant la vie d'un homme, l'impression que cette vie a été beaucoupplus intéressante, beaucoup plus extraordinaire que n'a été la nôtre. Or, c'est vrai en partie, parce qu'il s'agit d'un grand homme, mais ce n'est vrai qu'en partie, car ces événements si remarquables n'ont rempli que quelques heures peut-être de la vie du héros, le reste de cette vie étant à peu près semblable à la nôtre. La mémoire est un grand
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