Voyage au Congo
encore ; car la nuit est des plus obscures. L’allée de sable où l’on s’aventure luit faiblement. Les cases sont très distantes les unes des autres ; voici pourtant une sorte de rue, ou de place très allongée ; plus loin, un défoncement de terrain, marais ou rivière, qu’abritent quelques arbres énormes d’essence inconnue ; et, tout à coup, non loin du bord de cette eau cachée, un petit enclos où l’on distingue trois croix de bois. Nous grattons une allumette pour lire leur inscription. Ce sont les tombes de trois officiers français. Auprès de l’enclos une énorme euphorbe candélabre se donne des airs de cyprès.
Terrible engueulade du colon « Léonard », sorte de colosse court, aux cheveux noirs plaqués à la Balzac, qui retombent par mèches sur son visage plat. Il est affreusement ivre et, monté sur le pont du Brabant, fait d’abord un raffut de tous les diables au sujet d’un boy qu’un des passagers vient d’engager et dont il prétend se ressaisir. On tremble pour le boy, s’il y parvient. Puis c’est à je ne sais quel Portugais qu’il en a et vers lequel il jette ses imprécations ordurières. Nous le suivons dans la nuit, sur la rive, jusqu’en face d’un petit bateau que, si nous comprenons bien, ledit Portugais vient de lui acheter, mais qu’il n’a pas encore payé.
« Il me doit quatre-vingt-six mille francs, ce fumier, cette ordure, ce Ppportugais. C’est même pas un vrai Portugais. Les vrais Portugais, ils restent chez eux. Il y a trois espèces de Portugais, les vrais Portugais ; et puis les Portugais de la merde ; et puis la merde de Portugais. Lui, c’est de la merde de Portugais. Fumier ! Ordure ! Tu me dois quatre-vingt-six mille francs… » Et il recommence, répétant et criant à tue-tête les mêmes phrases, exactement les mêmes, dans le même ordre, inlassablement. Une négresse se suspend à son bras ; c’est sa « ménagère », sans doute. Il la repousse brutalement, et l’on croit qu’il va cogner. On le sent d’une force herculéenne…
Une heure plus tard, le voici qui rapplique sur le pont du Brabant. Il veut trinquer avec le commandant ; mais, comme celui-ci, très ferme, lui refuse le champagne qu’il demande, s’abritant derrière un règlement qui interdit de servir des consommations passé neuf heures, l’autre s’emporte et l’enguirlande. Il descend enfin, mais, de la rive, invective encore, tandis que, reculé dans la nuit à l’autre bout du pont, le pauvre commandant à qui je vais tenir compagnie, tout tremblant et les larmes aux yeux, boit la honte sans souffler mot. C’est un Russe, de la suite du Tsar, condamné à mort par le tribunal révolutionnaire, qui a pris du service en Belgique, laissant à Leningrad sa femme et ses deux filles.
Après que Léonard est enfin parti, rentrant dans la nuit, cette pauvre épave proteste : « Amiral ! Il me traite d’amiral… Mais je n’ai jamais été amiral… » Il craint que la duchesse de Trévise n’ait ajouté foi aux perfides accusations de Léonard. Le lendemain, il nous dira qu’il n’a pas pu dormir un seul instant. Et par protestation, par sympathie, les passagers, qui jusqu’alors l’appelaient simplement : « capitaine », ce matin lui donnent du « commandant » à qui mieux mieux.
Le spectacle se rapproche de ce que je croyais qu’il serait ; il devient ressemblant. Abondance d’arbres extrêmement hauts, qui n’opposent plus au regard un trop impénétrable rideau ; ils s’écartent un peu, laissent s’ouvrir des baies profondes de verdure, se creuser des alcôves mystérieuses et, si des lianes les enlacent, c’est avec des courbes si molles que leur étreinte semble voluptueuse et pour moins d’étouffement que d’amour.
8 septembre.
Mais cette orgie n’a pas duré. Ce matin, tandis que j’écris ces lignes, les îles entre lesquelles nous voguons n’offrent plus qu’une touffe uniforme.
Hier, nous avions navigué toute la nuit. Ce soir, à la nuit tombante, nous jetons l’ancre au milieu du fleuve pour repartir aux premières lueurs.
Hier, l’escale à Loukoléla fut particulièrement émouvante. Profitant de l’heure d’arrêt, tous trois nous avons gravi en hâte le bel escalier de bois qui relie l’importante scierie de la rive au village qui la domine ; puis, suivant le sentier devant nous, qui pénètre dans la forêt, nous nous sommes enfoncéspresque anxieusement dans une Broceliande
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