Voyage au Congo
à Liranga. Le ciel est très chargé. Hier soir, de monstrueux éclairs trifourchus illuminaient le ciel ; beaucoup plus grands, m’a-t-il semblé, que ceux d’Europe, mais muets ou trop distants pour nous permettre d’entendre leur tonnerre. À Coquillatville, nous avions été dévorés par les moustiques. La nuit on suffoquait sous la moustiquaire, trempé de sueur. D’énormes blattes s’ébattaient sur nos objets de toilette.
Hier, au marché, vente à la criée de viande d’hippopotame : puanteur insoutenable. Foule grouillante et hurlante ; beaucoup de discussions, de disputes, entre femmes surtout, mais qui toujours se terminent par des rires.
Le Ruby est flanqué de deux baleinières aussi longues que lui, chargées de bois, de caisses et de nègres. Il fait frais, moite et terriblement orageux. Dès que le Ruby se met en marche, trois nègres commencent un assourdissant tam-tam, sur une calebasse et un énorme tambour de bois, long comme une couleuvrine, grossièrement sculpté et peinturluré.
Relu l’oraison funèbre de Marie-Thérèse d’Autriche. Admirables passages ; je crois bien que je la préfère à celles des deux Henriettes.
15 septembre.
Le Ruby nous a débarqués à Irébou, à la nuit tombante. Reçus par le commandant Mamet, qui dirige le campement militaire, un des plus anciens du Congo belge. Une belle avenue de palmiers de trente ans, longeant le fleuve (ou du moins le bras qui alimente le lac Tomba), nous mène à la case qu’on nous a réservée. Dîner chez le commandant. Dévorés de moustiques.
Ce matin, promenade en baleinière vers le lacTomba. Admirables chants des pagayeurs. La caisse de métal, à l’arrière de la baleinière, sert de tambour sur laquelle, avec une grosse bûche, tape un des noirs, inlassablement ; et la baleinière, toute de métal, vibre toute ; on dirait le rythme régulier d’un piston, réglant l’effort des pagayeurs. Derrière celui qui tape la grosse caisse, un indigène plus jeune, armé d’une baguette, brise le rythme implacable par un système régulier de syncopes dans l’entre-temps.
Arrêt à Makoko (Boloko), petit village sur le large chenal qui relie le Congo au lac Tomba. Le temps manque pour pousser jusqu’au lac. Il fait très chaud. Le soleil de midi tape dur. Sur la rive, je poursuis de grands papillons noirs lamés d’azur. Puis, tandis que notre déjeuner se prépare, je m’enfonce, avec mes deux compagnons, dans la forêt qui touche au village. De grands papillons inconnus naissent devant nos pas, nous précèdent d’un vol fantasque dans le sentier sinueux, puis se perdent dans l’entrelacs des lianes où ne peut les atteindre mon filet. Il y en a d’énormes, et j’enrage de ne pouvoir m’en saisir. (J’en capture pourtant quelques-uns ; mais les plus surprenants m’échappent). Ce petit coin de forêt nous paraît plus beau que tout ce que nous avons vu dans notre longue promenade aux environs d’Eala. Nous parvenons à un contrebas inondé ; l’eau noire double la profondeur de la voûte ; un arbre au tronc monstrueux élargit son empattement ; et tandis que l’on s’en approche, un chant d’oiseau jaillit des profondeurs de l’ombre, lointain, tout chargé d’ombre, de toute l’ombre de la forêt. Étrange descente chromatique de son garulement prolongé.
16 septembre.
Départ d’Irébou en baleinière. Liranga est presque en face, un peu en aval ; mais le Congo, en cet endroit, est extrêmement large, et encombré d’îles ; la traversée prend plus de quatre heures. Les pagayeurs rament mollement. On traverse de grands espaces où l’eau semble parfaitement immobile, puis, par instants, et particulièrement au bord des îles, le courant devient brusquement si rapide que tout l’effort des pagayeurs a du mal à le remonter. Car nous sommes descendus trop bas, je ne sais pourquoi ; les pagayeurs semblent connaître la route, et sans doute la traversée plus en amont est-elle moins sûre.
Un Portugais, prévenu de notre arrivée par dépêche de Brazzaville, seul blanc demeuré à Liranga, nous accueille. Le Père qui dirige l’importante mission de Liranga, malade, a dû quitter son poste le mois dernier pour aller se faire soigner à Brazzaville, emmenant avec lui les enfants les plus malades de cette contrée que décime la maladie du sommeil. La mission, où nous devons loger, est à plus d’un kilomètre du point d’atterrissage ; au bord du fleuve
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