1914 - Une guerre par accident
Premier ministre Istvan Tisza
d’exprimer la réaction officielle des autorités locales. De sa voix rugueuse,
le chef du gouvernement s’exclama sans ambages :
— La volonté de Dieu s’est accomplie [11] !
À peu près les mêmes termes que ceux employés par l’empereur
François-Joseph, même si les motivations en étaient différentes. Requiescat
in pace !
Le comte Tisza détestait l’archiduc François-Ferdinand et
n’en faisait guère mystère. Il n’aimait ni l’homme, ni ses valeurs, ni sa
culture. Il n’avait jamais pardonné ce trait d’esprit de l’archiduc héritier,
lui qui en était pourtant si peu prodigue : « De la part des Magyars,
ce fut une faute de goût de venir en Europe [12] … »
Né en Transylvanie d’un père qui avait été également Premier
ministre de Hongrie pendant une quinzaine d’années, Tisza avait étudié à Oxford
et reçu une éducation libérale, ouverte sur le monde.
Le parfum du paradoxe, sans doute. Chef du parti libéral,
Tisza était au fond un conservateur bon teint dont les idées politiques
reflétaient le calvinisme rigide. Cet homme d’État sévère, adversaire de toute
concession et n’hésitant pas à réprimer durement quand il le fallait, avait une
double obsession. La première était de conserver à la Hongrie la place
privilégiée au sein de l’Empire bicéphale qu’elle tenait du compromis de 1867.
C’est pourquoi il se montrait intransigeant envers les populations non magyares
de Hongrie qui étaient des concurrentes potentielles. La seconde obsession
était d’ordre social. Tisza était un noble en même temps qu’un grand
propriétaire foncier défendant farouchement ses intérêts de classe. Il était
opposé à l’introduction du suffrage universel comme à toute évolution
démocratique.
François-Ferdinand, lui, n’avait aucun complexe à s’afficher
en réactionnaire de la vieille école. Et ce, jusqu’à la caricature :
clérical, antisémite, ne reconnaissant que le droit divin au mépris de toute
espèce de souveraineté populaire. Il était cependant plus réaliste et ouvert
qu’il n’y paraissait. Il avait beaucoup voyagé, sa tuberculose l’ayant forcé à
s’éloigner longtemps de Vienne. Il avait parcouru le monde sous toutes les
latitudes, jusqu’en Australie ou au Japon. Les États-Unis l’avaient
impressionné au plus haut point. À son retour, François-Ferdinand avait changé.
Il ne comprenait plus le provincialisme étriqué de la cour viennoise.
Pour l’archiduc, l’immobilisme était un mal insidieux qui finirait
par avoir raison de l’Empire. Au fil des années, sa résidence du Belvédère à
Vienne devint un authentique laboratoire d’idées. Cela déplaisait fort à
l’empereur François-Joseph qui ne détestait rien tant que la nouveauté.
L’archiduc héritier se défiait des Hongrois qu’il traitait
de « traîtres qui avaient combattu les armes à la main leur souverain et
leur dynastie ». Lorsqu’il était plus en verve, il parlait même de
« Huns incorrigibles ». Une telle animosité était irréductible :
« Le soi-disant “bon” Hongrois n’existe pas. Tout Hongrois, qu’il soit
ministre, prince, cardinal, bourgeois, métayer ou valet de ferme est un
révolutionnaire et une canaille [13] . »
François-Ferdinand poursuivait en particulier de sa vindicte
les grandes familles magyares, les Tisza, les Batthyany ou les Andrassy. À l’en
croire, ces aristocrates opulents avaient confisqué le pouvoir à Budapest et
opprimé les populations non magyares, tout en continuant à donner des leçons de
libéralisme à la terre entière.
— Cette clique nobiliaire a profité du système tout en
se permettant de le critiquer. La Hongrie a prospéré sur le dos de l’Autriche
au détriment des autres peuples de l’Empire.
Le dualisme et la prépondérance hongroise, tels étaient les
obstacles à la stabilité de l’Empire. Le seul moyen de les surmonter était de
rééquilibrer l’État en faisant toute leur place aux Slaves du Sud. L’avenir de
l’Empire était au trialisme voire au fédéralisme. En contrepoids aux Hongrois,
trop longtemps favorisés, il fallait redonner de la dignité à des peuples comme
les Roumains ou les Croates.
Ainsi pensait l’archiduc François-Ferdinand. Sa vision était
celle d’un homme d’État soucieux de mettre de l’ordre dans sa maison. Ce
n’était pas celle d’un slavophile naïf, loin de là. Son opinion
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