1914 - Une guerre par accident
taureau qui garde le
domaine des morts, dans la mythologie égyptienne – était le surnom donné
au colonel Dragutin Dimitrijevic, le chef des services secrets à l’état-major
de l’armée serbe, en raison de sa forte corpulence. C’était aussi son nom de
code dans la clandestinité.
Dimitrijevic ou la conspiration faite homme. Le complot, les
intrigues, les coups tordus étaient la vraie nature de ce brillant officier passé
par l’Académie militaire de Belgrade. La conspiration, il ne faisait pas qu’y
réfléchir avec détachement. En juin 1903, il avait activement participé au
coup d’État qui avait renversé la dynastie des Obrenovic, entraînant le
massacre du roi Alexandre et de sa femme Draga. Durant l’assaut, il avait reçu
trois balles dans le corps que les médecins ne purent jamais lui extraire.
Proclamé « sauveur de la patrie » par les
Karageorgevic, la nouvelle dynastie au pouvoir, Dimitrijevic n’avait pas perdu
l’habitude de conspirer. En 1911, il avait été l’un des fondateurs d’une
société secrète nationaliste dont l’activisme devint bientôt redouté. Son nom,
L’Union ou la Mort, était déjà tout un programme. Son surnom était encore plus
inquiétant : la Main Noire.
La Main Noire avait un objectif : la réunification de
tous les Slaves du Sud – Serbes, Slovènes, Bosniaques, Croates, entre
autres – au sein d’une Grande Serbie. Elle avait une stratégie : le
recours privilégié au terrorisme. La Main Noire avait étendu son emprise sur la
politique serbe. Elle rassemblait dans la clandestinité une fraction importante
des élites nationalistes, magistrats, universitaires et hauts fonctionnaires.
Elle avait fomenté des attentats contre l’empereur François-Joseph, contre le
roi Ferdinand de Bulgarie ou encore le roi Constantin de Grèce. Sans succès
jusque-là.
Tout de même, Apis avait peine à y croire. Par quel miracle
ces jeunes amateurs inexpérimentés étaient-ils parvenus à leurs fins ? Un
seul d’entre eux savait se servir à peu près correctement d’une arme. Les
autres auraient raté une vache dans un couloir !
Lorsque son adjoint, le major Voija Tankosic, lui avait
parlé de ces jeunes gens qui rêvaient d’un attentat contre François-Ferdinand,
Apis avait hésité. L’archiduc héritier était de toute évidence un homme
dangereux. Son projet de restauration des droits des Slaves du Sud à
l’intérieur d’un Empire austro-hongrois réformé revenait à couper l’herbe sous
le pied des Serbes. C’était la négation de la Grande Serbie. Il était donc l’homme
à abattre. Mais quelles en seraient les conséquences ? C’était toute la
question.
Apis avait tenu à mettre au courant son ami le colonel
Victor Artamanov, l’attaché militaire russe à Belgrade, des préparatifs de
l’attentat. Artamanov avait rapporté la conversation à son ambassadeur, le
comte Nicolas von Hartwig. La réponse était parvenue à Apis peu de jours
après :
— Marchez ! Si l’on vous attaque, vous ne serez
pas seuls [17] !
Il avait marché. Et le résultat était là, en cet après-midi
du 28 juin. Inespéré.
— Silja (le surnom de Tankosic), c’est presque trop
beau ! Ce n’est pas demain que les Habsbourg vont prendre en otages nos
frères slaves !
— Oui, colonel. C’est un vrai succès. Mais il faut nous
attendre à la réaction de Vienne. Sans compter celle de… Pasic !
Le major Tankosic savait de quoi il parlait. Il avait été le
véritable chef d’orchestre de l’attentat de Sarajevo. Il n’avait pas lui-même
recruté les meneurs, Princip, Cabrinovic, Grabez, mais il leur avait fourni les
armes nécessaires. Il leur avait aussi remis le cyanure en les exhortant à
se suicider après l’attentat afin de ne pas révéler l’origine du complot.
Accessoirement, Tankosic était aussi l’homme qui avait
prévenu en sous-main le Premier ministre serbe Nikola Pasic de ce qui était en train
de se tramer. Le double jeu ne l’avait jamais effrayé. Dans sa profession,
c’était même une question de survie.
Pasic, lui, faisait figure de politicien de la vieille
école. À quatre reprises déjà, il avait été chef du gouvernement. Lui aussi
rêvait d’une grande patrie des Slaves du Sud – une Yougo-Slavie –
agrégée autour du noyau serbe. Quelques mois plus tôt, il avait œuvré à la
formation de la Ligue des Balkans qui avait permis à Belgrade d’annexer des
territoires de la
Weitere Kostenlose Bücher