1914 - Une guerre par accident
vieille Serbie comme la Macédoine, le Kosovo ou la Métochie.
La Serbie n’était déjà plus cette principauté minuscule et dérisoire dont tout
le monde se moquait au siècle précédent, au temps des premiers Karageorgevic.
Pasic n’en était pas moins un homme prudent. La Grande
Serbie, il la désirait mais pas à n’importe quel prix. Et certainement pas en
risquant une guerre contre l’Autriche. À la violence, le chef serbe préférait
de loin la diplomatie, la seule méthode possible, selon lui. Ce n’était pas un
hasard s’il avait pris pour modèle Cavour, le père de l’unité italienne. Ce
n’était pas un hasard non plus s’il était détesté des activistes serbes les
plus radicaux qui ne parlaient que d’en découdre avec l’Autrichien.
Considérant Dimitrijevic comme l’âme damnée de la Serbie,
Pasic tolérait de mauvaise grâce l’activisme primaire de la Main Noire qui
était un danger pour sa politique subtile et cauteleuse. Toutefois, même lui ne
pouvait se permettre de heurter de front cette organisation devenue un
véritable État dans l’État. Pasic avait trop peur d’un nouveau coup d’État,
dirigé cette fois contre sa personne. Au mieux, il ne pouvait que faire
surveiller de loin la Main Noire tout en tentant d’allumer des contre-feux
discrets.
Lorsque lui revint la rumeur d’un projet d’attentat contre
l’archiduc François-Ferdinand, le chef du gouvernement serbe ordonna qu’on
empêche les trois conjurés bosniaques de franchir la frontière pour gagner
Sarajevo. Il ne dut pas se montrer très insistant ou alors ses ordres furent
mal compris.
Dans l’après-midi du 28 juin, Nikola Pasic put très
vite mesurer l’étendue du désastre :
— Les imbéciles ! Le grand responsable en est ce
fou furieux de Dimitrijevic. Un jour, il devra répondre du tort immense qu’il
vient de causer à notre chère Serbie [18] .
Ce jour-là, Apis demeura inexplicablement introuvable. Le
colonel Artamanov, lui, s’était volatilisé. Il prétendrait plus tard qu’il se
trouvait à Zurich lorsqu’il apprit cette nouvelle sensationnelle.
Le chef du gouvernement royal fit convoquer ses conseillers
en urgence. Son problème était à la fois simple et insurmontable : comment
calmer le jeu avec Vienne avant qu’un malheur irréparable ne s’abatte sur la
Serbie ?
*
À deux pas de la primature serbe se dressait l’orgueilleuse
bâtisse de l’ambassade de Russie à Belgrade. On souffla au maître des lieux, le
comte Nicolas von Hartwig, la nouvelle en provenance de Sarajevo. Face à
ses conseillers, il se fit théâtral :
— Dieu veuille que ce ne soit pas un Serbe [19] !
En vérité, la nationalité de l’assassin de l’archiduc était
bien le cadet des soucis d’Hartwig. D’origine géorgienne, ce diplomate hors
pair était très apprécié en Serbie pour sa forte personnalité. L’homme traînait
derrière lui une kyrielle de légendes et d’histoires plus ou moins controuvées.
Dans le temps, il avait été le protégé puis le bras droit du
comte Lamsdorff qui avait dirigé la diplomatie russe entre 1900 et 1906.
Par la suite, il avait été écarté sans ménagement par Alexandre Iswolsky, le
nouveau ministre, qu’il détestait et qui le lui rendait bien. Hartwig guignait
la Sublime Porte et l’ambassade de Constantinople. On lui consentit seulement
la Perse et l’ambassade de Téhéran. Autant dire l’exil.
En guise de vengeance, Hartwig avait contribué à faire
capoter les négociations entre l’Angleterre et la Russie sur l’Asie
méridionale. Peu après, méprisant les directives de son ministère, il avait
travaillé à faire avorter une tentative de révolution dirigée contre le shah
Mohammad Ali. À cette fin, il n’avait pas hésité à faire encercler la légation
britannique par une brigade de Cosaques. Les Anglais s’en souvenaient encore.
En 1910, Hartwig avait été barré pour le poste de ministre
des Affaires étrangères. Le chef du gouvernement Stolypine lui avait préféré
quelqu’un de plus contrôlable, en l’occurrence son propre beau-frère Serguei
Dimitrievitch Sazonov. Hartwig s’était retrouvé en Serbie. Qu’importait
désormais, le vent était résolument au slavisme !
À Belgrade, Hartwig était tenu pour un véritable proconsul.
Dans son hostilité à l’Autriche, on le disait plus Serbe que les Serbes. On
prétendait aussi qu’il orientait en coulisses la politique du
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