1914 - Une guerre par accident
explicitement la
guerre. D’un autre côté, bien rares furent ceux qui consacrèrent toutes leurs
forces à lui barrer la route. Il s’en trouva bien pourtant, ici ou là, et non
des moindres : un John Morley en Angleterre, par exemple, même s’il fut
mis rapidement en minorité. Un Jean Jaurès en France, même s’il fut assassiné,
ou un Joseph Caillaux, même si le scandale causé par le procès de son épouse
contribua à l’éloigner de la scène en des heures cruciales. Même Raspoutine en
Russie fut écarté à la suite d’un attentat fomenté contre sa personne par
l’extrême droite nationaliste, alors qu’il aurait pu contribuer à atténuer les
inconséquences bellicistes des uns et des autres.
Force est de reconnaître qu’ils furent ainsi très peu
nombreux à s’opposer résolument à la guerre. D’où la tentation vénéneuse qui
finit par investir les esprits les moins retors : cette guerre qu’on ne
pouvait donc pas éviter n’était-elle pas, au fond, une sorte de
pis-aller ? Puisque la récurrence des crises se faisait de plus en plus
syncopée, autant trancher le nœud gordien une bonne fois et dégager ainsi
durablement le terrain diplomatique.
Les trente-sept jours de la crise de juillet-août 1914
restent fascinants car ils focalisent dans une unité de temps très concentrée
toutes les illusions, tous les doutes, toutes les rancœurs, tous les
déchirements aussi des grands leaders européens. Des leaders soucieux des
conséquences directes de leurs actes mais aussi, plus généralement, de leur
trace dans l’Histoire. Guillaume II rêvait ainsi de voir son nom accolé à
la grandeur de l’Allemagne et de s’affranchir une bonne fois pour toutes de la
comparaison désavantageuse avec Bismarck. Le tsar Nicolas II, lui,
avait la hantise que l’Histoire se souvienne de lui comme d’un perdant après la
déculottée japonaise de 1905. François-Joseph, pour sa part, n’avait plus qu’un
désir à l’hiver de sa vie : laisser à la postérité cet empire improbable
qu’il avait longtemps tenu à bout de bras. Sans parler du président Raymond
Poincaré et de son obsession à recouvrer les provinces perdues en 1870. Ou
encore du dilemme d’Edward Grey, écartelé entre la nécessité d’une
quasi-alliance avec la France et la conformité aux fondamentaux de la
diplomatie anglaise.
Tous ces sentiments forts, parfois excessifs, souvent
contradictoires, exprimés aux quatre coins de l’Europe rejaillirent en coups de
théâtre et autres rebondissements en cascade. Avec un peu de chance, ceux-ci
eussent pu différer voire abolir l’irrémédiable. Plus d’une fois, à Paris,
Berlin ou Londres, on put croire le pire évité. Cela ne devait point être le
cas, comme si une main invisible redistribuait invariablement les forces dans
une perspective conflictuelle. Comme s’il fallait à toute force que cette
guerre éclatât. On le sait, elle finit par éclater. Toutefois la force irrésistible
qui la rendit possible brisa dans le même élan volontés et espérances. Quatre
ans plus tard seulement, on pourrait faire le décompte effroyable des
existences qu’elle avait fauchées.
I
Sarajevo
Tout ce que nous récolterions d’une guerre avec la Serbie
serait une bande de voleurs, de bandits, d’assassins et quelques
pruniers.
François-Ferdinand, archiduc héritier de l’Empire
d’Autriche-Hongrie
L’été s’annonçait radieux. Sans doute le plus resplendissant
qu’on ait connu en Europe depuis bien longtemps. Des planches huppées de
Deauville aux transats de Brighton et aux kiosques élégants de Baden ou de Spa,
jamais le ciel n’avait été plus transparent, l’existence plus légère. Jusqu’aux
collines verdoyantes de Sarajevo, au cœur de la Bosnie-Herzégovine, que
contournait paresseusement la rivière Miljacka.
Sarajevo, l’ancienne cité ottomane fondée au XV e siècle
et réputée pour ses cent vingt lieux de culte. Sarajevo, la fierté des Slaves
du Sud, qui recevait aujourd’hui en grande pompe l’archiduc François-Ferdinand,
l’héritier présomptif de l’Empire d’Autriche-Hongrie.
On était le 28 juin 1914. Le soleil s’était tôt
levé sur la petite station thermale d’Ilidza, lieu de villégiature favori des
bourgeois aisés de la capitale bosniaque. Son épouse Sophie à ses côtés,
François-Ferdinand y avait fait une courte halte. L’avant-veille, en sa qualité
d’inspecteur général des forces
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