22 novembre 1963
jamais cela ne devrait être. Et brusquement il sombra dans les rêveries les plus absurdes qui avaient pour objet une Marie fantastique faite de neige, de lait frais et de fleurs blanches.
Au coucher du soleil, il se leva et marcha tant bien que mal une lieue encore, jusqu’à l’auberge où l’attendait Adam.
Le matin, il se réveilla avec un fort mal de tête, et la conscience pénible d’être retombé de nouveau dans sa vie de tous les jours, avec ses tracas, ses fatigues, et l’ennui mortel de ne pas voir Marie. Après ces quatre jours vécus comme en dehors du temps, il sentait d’avance chaque démarche, chaque rencontre, chaque obligation s’enfoncer comme une épine dans son corps, et il espérait lâchement une nouvelle maladie qui vînt le délivrer – mais à quoi bon ?
La présence d’Adam, qu’au fond du cœur il préférait au petit Joceran, lui était un réconfort. Ce n’était pas désagréable de se retrouver sur la terre ferme, avec un visage ami à ses côtés. Et le souvenir de ce qu’il avait éprouvé au pied de la croix vivait toujours en lui, c’était comme si toutes ses pensées et ses sentiments n’étaient que des fantômes, des voiles transparents derrière lesquels brûlait quelque chose d’incompréhensible, qui lui était à la fois terreur et tentation. Il avait prié pour être délivré de son amour pour Marie, et à présent il se retrouvait dix fois plus épris qu’avant, car d’un côté il y avait à présent comme un mur de feu, et de l’autre il y avait Marie avec ses yeux bleus et ses épaules d’enfant, et ses joues brûlantes. Et comme à sa propre vie, il se raccrochait à elle, et il savait qu’à présent il accepterait d’elle les pires insultes sans rien dire, et ne lui demanderait rien, sinon de la voir, car il se sentait une âme d’esclave et n’avait plus le droit d’avoir de l’orgueil.
SOUCIS DE FAMILLE
En passant devant le manoir de Pouilli il ne s’arrêta pas chez son beau-frère. Aielot était pourtant l’être au monde qui lui tînt le plus au cœur après Marie, mais telle était sa malchance que d’elle aussi il se sentait séparé à présent ; car Jacques de Pouilli était très notoirement cocu et adorait sa femme, et pour cette raison la vue du ménage de sa sœur ne pouvait être agréable à Haguenier. Il vint donc loger pour quelque temps chez son camarade d’armes Gillebert de Beaufort, jeune homme assez frivole mais bien élevé. Haguenier était très estimé par ses camarades, tant pour la pureté de sa vie que pour son caractère affable et pondéré. Et on l’admirait beaucoup depuis qu’il avait eu le cran d’aller se battre sans bouclier.
Par Gillebert de Beaufort, Haguenier apprit que les fiançailles d’Ida de Puiseaux étaient chose faite, et que le mariage allait être célébré avant les jeûnes de Noël. Gillebert ne savait pas à quel point cette nouvelle était pénible pour son ami, et fut tout étonné de le voir pâlir et se mordre les lèvres. « Voyons, dit Gillebert, vous n’étiez pourtant pas amoureux de cette petite campagnarde ? — C’est comme si je l’étais, dit Haguenier, et même pis. Car moi, je peux supporter n’importe quoi, mais mon frère Ernaut ne le supportera jamais. Je sais que ceux qui lui veulent du mal ont arrangé les choses de telle façon qu’il ne l’apprenne pas, mais je ne sais pas si je dois aller l’avertir ou non, car dans les deux cas il fera un malheur. Il serait capable d’aller tuer Bernard de Jeugni pour empêcher le mariage.
— À votre place, dit Gillebert, je ne prendrais pas sur moi une telle responsabilité. Quand on se mêle des affaires d’amour des autres, on ne fait que du gâchis.
— C’est ce que je crois aussi, dit Haguenier, mais je n’aurai pas la conscience tranquille. Si mon père n’a rien fait pour empêcher ce mariage, c’est moi qui devrai m’en charger. »
Milon de Jeugni était à Troyes pour les fêtes de l’Assomption, avec son fils et ses gendres. Haguenier alla les trouver, et parla en privé au père, lui promettant de trouver pour Bernard un parti plus avantageux que la fille de Joceran de Puiseaux. Milon lui fit comprendre qu’il se mêlait d’affaires qui ne le regardaient pas.
« On sait dans tout le pays, dit Haguenier, que mon frère recherche cette demoiselle depuis des années, et il a dispense du Saint-Père pour l’épouser. Vous feriez un grand péché si vous la lui
Weitere Kostenlose Bücher