22 novembre 1963
preniez.
— Écoutez, dit Milon, dans cette affaire, tout le monde est d’accord : le père, la fille, mon fils et moi-même. Mon fils aussi aime la jeune fille.
— Il ne l’aime pas comme Ernaut, fit Haguenier, buté.
— Vous n’en savez rien, d’abord. Et cela ne me regarde pas.
— Vous saurez, en tout cas, que vous m’aurez pour ennemi si vous faites ce mariage. » Le vieux dit qu’il en était bien fâché, mais qu’on ne saurait contenter tout le monde. Haguenier songea alors à insinuer qu’Ida avait déjà appartenu à son frère, mais ne l’osa pas, car il savait bien que ce n’était pas vrai. Il dit seulement qu’il voulait se battre avec Bernard en combat singulier en prenant comme enjeu du combat la main d’Ida. Milon refusa net, disant que ces usages étaient bons dans l’ancien temps. Haguenier se retira, fort mécontent de lui-même, et songeant aux moyens de rencontrer Bernard seul à seul. Il eût été plus mécontent encore s’il avait su que sa démarche allait avoir pour résultat de précipiter le mariage d’Ida.
HAGUENIER : CINQUIÈME ÉPREUVE. SACRIFICE
Le lendemain, il voulut aller trouver Bernard, mais apprit que ceux de Jeugni avaient déjà quitté Troyes. Ne pressentant rien de bon, Haguenier retourna chez Gillebert de Beaufort dans l’intention de prendre ses écuyers avec lui et de se rendre à Linnières, en passant par Puiseaux. Sur le pas de la porte, il rencontra la jeune Guillemine, la jeune fille en rose de la forêt de Traconne. Elle n’était plus en rose, mais avait un message de la dame pour lui : la dame était de retour à Mongenost et s’étonnait de l’absence de son chevalier. Haguenier dit qu’il ne s’attendait pas à la voir rentrée de sitôt, monta changer de vêtements, fit seller son cheval et quitta Troyes par la porte nord.
Ce fut une entrevue amère et triste. Marie reprocha à son serviteur d’avoir voulu la traiter comme une femme frivole, et d’avoir pris pour de la haine ce qui n’était chez elle que légitime pudeur. « Si je ne vous aimais pas, dit-elle, je n’aurais pas pardonné un tel outrage. Je voulais vous apprendre ce qu’est l’amour, et combien il diffère de la grossière convoitise des sens. Je vous croyais capable de le comprendre.
» Depuis qu’Adam et Ève ont été chassés du paradis, l’amour charnel est devenu impur et laid, et il ne sert à rien de se mentir là-dessus. Voulez-vous que nous devenions semblables aux bêtes ?
— Je n’en sais rien. Mais pourquoi me refusez-vous ce que vous accordez à un homme que vous n’aimez pas ?
— Ah ! laissez, taisez-vous, dit Marie, cela, la loi m’y oblige, et vous n’avez pas le droit de me le reprocher. Dites-moi plutôt si, sans même y être obligé, vous n’avez jamais possédé de femmes vulgaires ou frivoles et que vous n’estimiez pas ? Pouvez-vous me jurer le contraire ?
— Non, dit Haguenier.
— Eh bien, fit-elle, pouvez-vous vouloir me traiter de la même façon qu’elles ?
— Ce ne serait pas de la même façon.
— Ah ! Vous ne savez rien. Vous devriez même en avoir horreur. Songez que je suis votre dame et votre seigneur, puis-je être pour vous comme une autre femme ? Pour vous tous, la femme est une marchandise qu’on peut acheter, les moins chères avec de l’argent, les autres avec des chansons et des promesses, et des services, et une longue attente. Mais dans le fond, vous ne voyez pas de différence.
— Si vous, vous n’y voyez pas de différence, alors Dieu vous pardonne, dame. Car vous ne m’aimez pas.
— Ah ! Je sais, dit-elle avec dédain, il vous faut une preuve. Je ne vous donnerai aucune preuve. Libre à vous de me croire sur parole. Mais après les serments que vous m’avez faits je ne vous croyais pas capable de me parler comme un amant vulgaire.
— Vous faites bien de me rappeler mon serment, dame, et je n’ai le droit de rien dire. Ah ! fausse douceur, trompeuse créature, ne voyez-vous pas que vous faites une chose qui n’est pas permise entre êtres humains ? Car vous voulez être servie comme Dieu, et vous n’êtes qu’une créature pécheresse, tout comme moi. »
Troublée par ce reproche, Marie devint toute pâle, et se mit à pleurer doucement. « Dieu me pardonne, oui, je suis pécheresse, comme tout le monde, mais pourquoi alors voulez-vous que je le sois encore plus ? Ce n’est pas à vous de me rappeler mes péchés, allez-vous-en, et ne revenez
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