22 novembre 1963
celui qui désire la femme d’un autre n’a pas le droit de vous prier. Mais comme vous avez eu pitié de la femme adultère, et du larron, et de saint Mathieu et de Zacchée, prenez-moi en pitié aussi, et appelez-moi à vous, que je sois purifié.
» Car nul homme ne peut venir à vous sans que vous l’ayez appelé.
» Je sais que je suis comme un homme qui ferme ses yeux et se bouche les oreilles pour ne pas être guéri. Ami bien-aimé, arrachez de mes yeux ce voile qui y est si bien collé qu’il est devenu comme ma chair et la prunelle même de mes yeux. Je n’ai pas la force de l’arracher moi-même.
» Mon âme et mon corps dépérissent par la faim que j’ai d’un être qui ne peut me rassasier ; je mange des pierres au lieu de pain et j’en ai la bouche meurtrie.
» Je sais que j’ai le cœur fait pour aimer tous ceux qui m’approchent, et pourtant voici que je n’ai ni mère, ni père, ni femme, ni enfant, le frère que j’aimais est comme blessé à mort, et ma faiblesse corporelle me met à l’écart de mes camarades. Celle qui aurait dû être mon amie a levé un couteau sur moi,
» L’adultère est un péché, et pourtant il y a moins de péché à aimer qu’à haïr. Si elle a fait de moi sa chose pour me couvrir de blessures, elle est plus grande pécheresse que moi.
» Ami de toute âme, si même mon amie que j’aime me donne des pierres au lieu de pain, faites que je désire d’un vrai désir le vrai pain, celui que vous avez promis. »
Haguenier leva la tête vers l’image du Crucifié, grossièrement sculptée dans le bois. Et l’image avait à peine l’apparence humaine, avec les bras étrangement longs et raides, et les mains immenses aux doigts plats comme des bâtons, les plis raides de la tunique et la face longue et plate aux yeux fermés, à la bouche en bourrelet, au nez long et comme écrasé. Le soleil dur accusait les ombres sur les paupières bombées et les pommettes anguleuses, et la barbe mal taillée. Et Haguenier regardait cette face de bois, fasciné et la pensée absente, et tout d’un coup il crut voir pour un instant devant lui, vivante et frémissante, la figure de Marie avec ses joues en feu. Et une immense pitié l’envahit alors, une pitié qui allait jusqu’à la douleur, à la vue de cette beauté périssable, de cette âme fragile, prisonnière, ignorante, pèlerine sur cette terre ; l’éternité était là qui la guettait de toutes parts. Car des milliers et des milliers d’années passées et à venir étaient là présentes sans qu’il y eût en elles aucune trace de Marie et de son visage unique au monde.
« Roi de Miséricorde, je l’aime », pensait Haguenier.
Et il contemplait toujours la face de bois, sans prendre garde au soleil de plomb qui lui écrasait la tête. Et son cœur se déchirait d’amour pour toute l’immensité des temps, pour tous les êtres connus ou inconnus, depuis Marie jusqu’aux corbeaux des champs et les herbes qui poussaient au pied de la croix.
Comment en un si court instant avait-il pu embrasser tout cela par la pensée, il ne put le comprendre plus tard – on dit que les gens qui se noient voient ainsi toute leur vie en une seconde. Mais il croyait voir encore bien plus, c’était comme si chaque être humain qu’il avait croisé sur sa route durant ses vingt-deux ans de vie était là, présent, et objet d’un amour sans partage – même Herbert, même le cousin Joceran, même Mongenost. Et il sentait que son cœur ne supporterait jamais cela, et ses nerfs et ses vaisseaux étaient tendus comme des cordes prêtes à rompre.
Il s’accrocha à la croix et s’y agrippa, se meurtrissant les ongles contre le bois.
Ce qui était arrivé après, il ne le savait pas exactement. Il n’avait pas perdu connaissance, car il avait pu s’étendre dans l’herbe au pied de la croix, et mettre le capuchon de la cape sur son visage. À travers la laine, le soleil le brûlait toujours, et il saignait abondamment du nez. Il se souvint qu’Herbert aussi était sujet à de forts saignements de nez, et disait : « C’est sain, ça vaut une saignée. » Puis il se revoyait enfant, couché avec une forte fièvre, et il distinguait le visage de Jeanne, sa nourrice, penché sur lui. « Comme je l’aimais, pensait-il, plus que tout au monde. Et maintenant ? » Son amour pour Marie allait-il passer aussi de cette façon, avec la jeunesse ? Ou du moins avec la vie ? Non, non, non,
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