22 novembre 1963
haute. Elle se rendait toujours à l’église de Hervi, comme autrefois, vêtue de sa vieille robe rouge, à présent usée et rapiécée, envoyait Milon acheter des cierges et des épices à Chaource, et mettait une nappe blanche sur sa table le dimanche. Elle voulait montrer à tout le monde qu’elle n’avait pas besoin, pour vivre, de la charité de son fils. Herbert l’avait longuement priée de rester à Linnières. Elle avait refusé, préférant être dame à Bernon que femme de charge au château. Et elle savait que par là elle rendait un bien mauvais service à Herbert, car il n’avait personne pour tenir la maison : Aelis, sa femme, n’y entendait rien, les valets servaient le nouveau maître à contrecœur. Herbert n’avait pas encore pardonné à sa mère cette humeur de femme, comme il l’appelait, cette « folle fierté ». Pendant le Carême il l’avait revue à l’église et l’avait encore priée de revenir chez lui : « Vous aurez courtines de soie et vaisselle de chêne, et des cierges tant que vous voudrez pour prier Dieu. » Elle avait répondu ; « Beau fils, vous avez déjà trop de dépenses sans cela. » Et elle était rentrée à Bernon avec les deux fillettes et le jeune Joceran, son plus jeune fils vivant. Ce Joceran avait dix-sept ans, et Herbert le demandait pour son service. Mais la mère craignait toujours qu’il ne fît faire au jeune homme des besognes au-dessous de son rang, et disait : « j’ai besoin de lui à Bernon. » Herbert aimait beaucoup sa mère, mais ne pouvait s’empêcher de blâmer son orgueil de femme.
« Bel enfant, disait la vieille dame, belle jeunesse, belle hostie blanche. » Et elle touchait de ses lèvres les mains et les épaules du jeune homme. Il s’étonnait de la voir si peu changée : elle avait la même tendresse dans les yeux, et le même sourire.
Elle lui parla beaucoup de sa nouvelle maison : c’était ce qui l’occupait le plus à présent. C’est dur, disait-elle, de changer de vie, à son âge ; mais aussi, elle avait moins de soucis avec cette maison qu’avec l’autre – de ses brebis, de ses vaches et de son champ elle pouvait vivre, et il lui restait même de quoi acheter des cierges, et du fil à broder pour ses femmes : elles faisaient de belles choses qu’on pouvait vendre à Chaource et même à Bar. Son baron, qui était un homme sage, l’avait bien pourvue. Elle était bien contente de ne pas être restée au château, car Herbert était en train de faire de la maison un bordel, et elle n’aimait pas les mauvaises mœurs. Dieu merci, elle avait les moyens d’apprendre aux fillettes à préparer elles-mêmes leur dot.
Elle offrit à Haguenier du fromage de brebis qu’elle avait préparé elle-même. Les deux fillettes, debout devant la table, fixaient sur le jeune homme un regard plein d’admiration : la dame leur avait si souvent dit que l’enfant était beau comme saint Michel, et savant, et fort, et qu’il allait être le seigneur des deux terres. Marie, qui avait sept ans, était petite, maigre et comme transparente, comme le sont les enfants nés de parents trop vieux. Mais l’autre, Églantine, qui avait déjà seize ans passés, était une belle fille, grande, un peu maigre, robuste comme une paysanne, brune de peau ; ses grands yeux de vache, rêveurs et sombres, ressemblaient beaucoup à ceux d’Ernaut. « Ma belle Églantine est devenue une grande fille, dit Haguenier. On la marie bientôt ? » La dame leva sur la fillette un long regard de pitié sévère.
« Églantine est une fille folle, dit-elle. Elle n’a pas toute sa tête. Je le dis à mon beau fils Haguenier parce qu’il est déjà un homme, et le premier de la famille après Herbert. Il doit tout savoir sur ce qui se passe dans sa maison. Pour le moment nous n’avons pas de mari pour elle », ajouta-t-elle avec un soupir. Églantine jeta sur la dame un regard dur, lui tourna le dos et sortit de la pièce, la tête haute.
« C’est donc vrai qu’elle est folle, la pauvre Églantine ? demanda Haguenier à Ernaut sur le chemin du retour.
— Il faut le croire, dit Ernaut. On dit qu’elle a été ensorcelée étant petite, et que la dame grand-mère s’en est mêlée, dans le temps. Elle a un diable en elle.
— Une si jeune fille ? Ce n’est pas possible.
— On dit qu’elle porte malheur. Il y a eu un garçon nommé Pierre, que le vieux baron a fait tuer, à cause d’elle – il y a bien
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