22 novembre 1963
perdu mon fils et ma blessure saigne toujours. C’est le lot de tous les pères. Mais quand vous arriverez avec moi au Saint-Sépulcre, vous y trouverez sûrement consolation.
— Quelle consolation ? cria Gaucelm. Que trouverai-je là-bas que je ne trouve pas ici et en moi-même ? Sont-ce des pierres mortes et de fausses reliques qui me consoleront ? Suis-je un enfant pour m’amuser à ces duperies ? »
Le vieux ne répondit rien. Dans sa mémoire il évoquait l’image de la route vers Jérusalem, la file des croisés et des pèlerins, la haie de croix et de bannières s’étirant sur des lieues, vers la grande cité blanche entourée de cyprès et d’oliviers au milieu de collines bleues. Il revoyait l’immense basilique du Saint-Sépulcre, les mille cierges, les fresques et les mosaïques aux couleurs vives ornant les murs, et de nouveau comme au temps de ses pèlerinages, une immense vague de joie l’enlevait à l’idée d’être à l’endroit même, au seul et unique lieu du monde, auprès duquel tous les royaumes de la terre n’étaient que fantômes. Le lieu où la seule chose vraie de la terre s’était accomplie, le lieu où le seul vrai Ami de tout homme a transformé sa chair morte en chair glorifiée. Là est le lieu où la mort a été vaincue, où il n’y a plus de mort.
« Compagnon, dit-il, quand vous y serez, vous verrez. C’est plus beau cent fois que la joie de Noël ou du dimanche de Pâques, il n’est pas d’homme si malheureux qui n’en soit consolé. Dieu n’est pas avare de ses dons en un lieu où Il a supporté le martyre.
— Je mourrai avant d’y arriver » , dit Gaucelm.
Triste automne. Le froid, les pluies et la boue. Bercés aux cahots du cheval les deux aveugles s’endorment à moitié, Gaucelm appuie son front contre le large dos du chevalier. Unis par la tristesse de leurs deux vies si riches autrefois, et mutilées – tout est perdu, tout est fini, il faut avancer et avancer dans le noir, dans le froid, jamais plus ils ne rencontreront ceux qu’ils ont aimés, si ce n’est dans un autre monde. Ni vivante ni morte. « Père, laissez-moi. — Baron, je crois que je suis très mal, faites appeler le prêtre. Haumette, apporte la bougie, il fait noir. — Père, pourquoi vous faites-vous l’instrument du diable, père ? Père, je me pendrai, je me jetterai dans le puits, je sais bien que vous me détestez !— Ami, ami, vous ne me reverrez plus. — Ni vivante ni morte. »
Et après cela la vie est encore entière dans le corps et le froid glace les mains et les pieds comme autrefois, et la faim creuse les entrailles. Et le cœur bat toujours, et dans la tête les pensées vont et viennent.
Seigneur Dieu, Fils de la Vierge sans péché. Seigneur Fils de la Vierge immaculée. Seigneur Dieu, très grand secours, très grande beauté, havre de paix, lumière dans les ténèbres, chaleur dans le grand hiver, nourriture des affamés. De deux pauvres sur les routes désertes d’automne, ayez pitié, car nous n’avons plus que vous au monde.
Et Gaucelm pensait toujours : « Alfonse, Alfonse, mon fils. »
Il se le répétait comme une litanie, et cela l’apaisait un peu.
TROISIÈME PARTIE
Le vent chante et pleure
Sur la route noire.
Les ailes roides des corbeaux
Déchirent le ciel en lambeaux
Les arbres nus claquent des dents
Les buissons se battent les flancs
Morgue la fée chante dedans.
Morgue chante, Morgue pleure
Sur la route toute noire.
Morgue viens à sa demeure
Morgue viens pour qu’il se meure,
Dans ta coupe fais-le boire
Dans ta coupe toute noire
De ton fade vin de mûres
Afin que sa peine dur
Afin que son âme pleure
Afin que son corps se meure.
Mords de mites sa véture
Mords de mouches sa monture
Mets dans ses os la fêlure
Mets dans ses nerfs la froidure
Dans sa chair la pourriture.
Afin que sa peine dure
Afin que son âme pleure
Afin que son corps se meure
Pour les larves nourriture.
« Ô Morgue belle, fille de roi, je vais piquer des bleuets et des renoncules dans ta couronne de gui, jamais plus je ne ferai de couronnes pour sainte Odile ni sainte Catherine. Me voilà parmi les filles pendues et noyées qui hantent ce bois.
» Morgue, apprends-moi comment faire une image de lui, toute pareille à lui, si pareille qu’on pût s’y tromper. Et alors je lui percerai les yeux et le cœur avec mon couteau que j’aurai fait rougir dans le feu. Car voilà, j’ai une image de son cœur sur moi,
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