22 novembre 1963
forcé de voir pour trois, il en voyait trois fois plus. Les deux aveugles se taisaient, et l’enfant regardait toujours devant lui, gravement. Ces deux hommes qui avaient tant aimé la beauté et la lumière et qui restaient enfermés dans le noir pour toujours le remplissaient du sentiment de sa propre richesse. Ce que jamais il n’avait pensé à regarder autrefois, la forme des nuages, la couleur des feuilles mortes, l’éclat du soleil dans les flaques d’eau, il le contemplait à présent et s’étonnait. « Cela aussi, c’est beau. Cela aussi, Dieu l’a créé pour ma joie. » Et la fatigue douloureuse de son corps l’hébétait mais ne l’écrasait plus. Il en arrivait à ne plus penser à rien, et seules les couleurs bleues et rousses et brunes et les lignes abruptes et délicates du paysage chantaient dans son cœur.
Il fallut faire halte dans un bois, et le cheval s’en alla paître dans les herbes sèches et la mousse. Le pain était devenu dur comme une semelle. Et il faisait très froid, la tramontane soufflait et faisait tomber de grosses branches. Serrés les uns contre les autres les voyageurs attendaient la nuit, et Auberi regardait, à l’horizon d’un bleu noir, sur un ciel de corail incandescent, de longs nuages violets courir et se disperser. Plus haut, le ciel devenait brusquement d’un bleu de saphir et des étoiles s’y allumaient l’une après l’autre, si rapidement qu’on avait peine à les suivre des yeux. « La nuit sera froide, pensait l’enfant. Froide et belle. » Pour lui il n’y avait plus de nuit. Il y avait des étoiles et des étoiles sans fin, et des branches noires traçant leurs lacets de dentelle sur le ciel bleu foncé, et plus le temps passait, plus le ciel devenait éclatant à cause des étoiles qui scintillaient et se multipliaient à vue d’œil. Parce que ces deux hommes à côté de lui étaient dans la nuit pour toujours il se sentait toujours dans la lumière, et quand il s’endormait il appuyait ses poings sur ses yeux et voyait des cascades d’étincelles.
« Ô Alfonse, ô Alfonse mon fils, ô lis sans tache qu’ils m’ont brisé et abîmé ! Je n’ai plus d’yeux, et plus de larmes dans mes orbites pour pleurer sur toi qui m’as si cruellement blessé. Maudit soit le jour où je t’ai engendré avec cette femme qui a fait notre malheur à tous ! Mais si tu avais été le fils d’une autre femme tu n’aurais pas été l’Alfonse que j’ai aimé.
» Si je n’étais que son père selon la chair, pourquoi faut-il que mon âme lui reste si douloureusement attachée ?
» Et si l’attachement est un tel péché, comment se fait-il que nous nous attachons à ce que nous voyons de plus beau et de plus pur ?
« Compagnon, si vous aviez pu voir et connaître quel doux enfant c’était, Jésus enfant n’a pu avoir plus de beauté et de sagesse et de bonté de cœur, vous ne pouvez savoir quelle beauté divine il y avait dans cet enfant !
— Comment ne le saurais-je pas ? Moi aussi j’avais un fils que j’aimais.
— Non, vous ne saurez jamais. Il n’était semblable à personne. Avec leurs prêches sur la fin du monde et le règne du mal ils l’ont abîmé et séduit. Ils l’ont forcé à me renier. Mais son cœur était pur et bon, et il m’aimait, je le sais, sans cela il ne se fût pas enfui comme il l’a fait. Il n’a péché que par trop de fidélité et trop de foi, je le sais. Mais pour un père c’est dur à accepter.
» Compagnon, vous, vous servez le Dieu de l’ancienne loi, et vous avez la vie simple comme les païens et les bêtes. Mais nous, nous sommes déchirés tellement que nous ne savons plus s’il faut encore aimer le bien et haïr le mal. Le Fils du Dieu bon a bien dit qu’il était venu apporter le glaive et non la paix. Puis-je aimer le glaive qui me frappe ? »
Le vieux ne comprenait pas trop les paroles de son compagnon, car il ne connaissait pas grand-chose de sa foi. Pourtant, pensait-il, c’était un homme de bonne famille, instruit et pieux, puisque, malgré ses façons un peu bizarres, il parlait toujours de Dieu et des Saintes Écritures. Probablement s’était-il fait hérétique par seule loyauté envers son seigneur et sa famille. Il ne le croyait pas capable d’avoir adoré Satan sous la forme d’un chat noir, ni participé à des orgies. Il ne le condamnait pas en son cœur.
« Moi aussi, dit-il, le glaive m’a frappé. Voilà bientôt vingt ans que j’ai
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