22 novembre 1963
déjà délivré.
— Alfonse, tout à l’heure tu as pleuré sur moi.
— C’étaient les larmes de la chair, et la pitié de la chair. À présent c’est fini. »
Gaucelm trouva de ses mains les pieds de l’enfant et les saisit.
« Je n’ai plus d’yeux. Tu ne sais pas quelle misère c’est, tu n’es qu’un enfant. De pauvres gens, des mendiants, un vieillard aveugle m’a ramassé sur la route et m’a soigné, et a fait tout ce chemin pour m’amener à toi, parce qu’il a eu pitié d’un père qui voulait retrouver son fils. Et tu aurais moins de charité qu’un étranger, qu’un païen, un homme qui sert l’Église du diable ?
— Cet homme-là est donc le compagnon que Dieu a mis sur votre route, comme il a envoyé le Samaritain au blessé. Mais moi, ma route est ailleurs.
— Alfonse, et si je désespère, et si je blasphème ?
— Vous êtes seul maître de votre cœur. Moi, je dois faire la volonté de Dieu. Il m’a dit de venir à Lui. Je viens. Laissez-moi, père, père, laissez-moi ! » sa voix était devenue suppliante, douloureuse, presque tendre. « Père, laissez-moi, par l’amour et le respect que j’ai eus pour vous, laissez-moi, maintenant. Je dois me recueillir et demander conseil à Dieu. Ce soir je vous parlerai. »
Après cela, il ne répondit plus rien aux paroles de son père. Les yeux fermés, il respirait à peine, et Gaucelm le crut endormi de faiblesse. Il appela Bernard, descendit en bas, et conjura son frère de mêler, par ruse, un peu de vin et de miel à l’eau que buvait l’enfant. « S’il reprend des forces, disait-il, il reprendra peut-être goût à la vie. Tout ceci n’est qu’une folie. Tel que je suis, j’ai eu tant de misère que je ne veux plus d’autres épreuves. Cela m’est déjà assez dur de le savoir mort pour le monde. Qu’il prêche, qu’il console des mourants, le pays a besoin d’hommes comme lui. En ce moment il faut plus de courage pour mener cette vie-là que pour mourir.
— Tu as raison, dit Bernard, mais j’ai peur qu’Alfonse ne se rende pas. »
Quand Bernard remonta le soir au grenier avec son frère, il poussa un cri de surprise : Alfonse n’y était plus. La lucarne était ouverte, il avait dû s’enfuir par le toit, qui donnait sur le mur d’enceinte.
La colère de Gaucelm fut effrayante. Il accusa ses frères d’avoir fait évader l’enfant exprès. Il ne voulait pas croire qu’il se fût enfui par la lucarne, dans son état de faiblesse. « Je suis aveugle, disait-il, vous avez pu le faire sortir sans que je m’en aperçoive. » Bernard réussit à le convaincre de sa bonne foi, fit chercher l’enfant par toute la ville, se rendit chez le bon homme qui lui avait donné la Consolation. Personne ne savait où était Alfonse. Tous disaient qu’il avait dû se jeter dans l’Ariège.
Trois jours passèrent ainsi. Gaucelm, malade, grelottant de fièvre, fit appeler Auberi et le vieux qui se reposaient encore du voyage dans la maison de Bernard.
« Je ne veux plus rester chez mes frères, dit-il, ils ont causé la perte de mon enfant. Toute la faute est sur eux. Aujourd’hui même je m’en vais avec vous, où vous voudrez, à Jérusalem ou ailleurs. Mais je crèverai sûrement en route, cela m’est égal pourvu que je ne sois pas avec eux. »
Auberi fit la moue, car il trouvait dur d’avoir à s’occuper de deux aveugles. Ansiau ne paraissait pas enchanté non plus.
« Vous le regretterez, dit-il. Vos frères vous aiment, et ici vous serez bien soigné, et vous êtes parmi les vôtres. Et puis, votre fils n’est peut-être pas mort, il peut encore revenir.
— Vous ne le connaissez pas. Du reste, peu m’importe qu’il revienne. Il est mort pour moi. » Il eut de nouveau un accès de ses déchirants sanglots secs. « Je ne veux pas attendre qu’on repêche son cadavre. Partons. »
Le jour même, malgré les larmes et les prières de Bernard, ils partirent. Les seigneurs de Castans leur donnèrent de l’argent pour la route et un cheval de trait, les deux hommes s’y installèrent tant bien que mal, et Auberi allait à pied, le conduisant par les rênes.
Les montagnes à l’horizon étaient bleu foncé au-dessous de nuages gris de fer. La forêt n’était que pourpre, cuivre et bronze, avec çà et là les taches noires des sapins ; des milans planaient, comme des croix, au-dessus des cimes. Splendeur sombre qu’Auberi dévorait de ses yeux affamés, comme si,
Weitere Kostenlose Bücher