22 novembre 1963
n’avait garde de venir la chercher, et Herbert était à Troyes. Joceran et la petite Marie étaient contents de retrouver leur sœur, et s’empressaient autour de son lit, à qui la distrairait le mieux. Marie lui apportait des fleurs et des baies, Joceran lui montrait son adresse au tir et lui faisait cadeau de petits oiseaux qu’il prenait au piège. La dame la nourrissait de viande saignante et de bon vin, et lui faisait boire des herbes fortifiantes. Et la malade se remettait peu à peu, et semblait reprendre des forces.
Cette enfant ressemblait tant à celui qui était parti que la dame n’avait plus le courage de lui dire des paroles dures. À présent elle avait maigri, elle avait tout à fait l’air d’un garçon, grande et large d’épaules comme elle était ; ses cheveux, si beaux autrefois, tombaient par poignées, elle n’avait plus que de pauvres nattes minces et raides dont les mèches plus courtes lui tombaient toujours sur le visage. Elle les rejetait en arrière d’un mouvement de tête brusque et nerveux, et chaque fois la dame en avait un choc au cœur, comme si elle revoyait Ansiau jeune homme. Églantine avait les mêmes yeux larges, fendus comme ceux d’un cheval, et la même grande bouche aux lèvres plates.
Elle pouvait rester des heures assise sur le seuil de la porte, ses longs bras maigres jetés autour des genoux, la tête penchée sur le côté. Puis elle se levait et s’en allait dans la forêt, et ne revenait que le soir ; souvent la dame veillait jusqu’à minuit pour lui ouvrir la porte. Églantine rentrait, les yeux brillants de fièvre, elle avait à peine l’air de voir la dame, et ne pouvait ouvrir la bouche.
Un jour la dame lui dit : « Ma fille, je vais trouver un biais pour rompre ton mariage, puisque aussi bien tu dis que Macaire ne t’a jamais touchée ; et Macaire jurera volontiers la même chose. Je donnerai bien le tiers de mon douaire pour augmenter ta dot, et je te trouverai un mari tel qu’il convient à la fille de ton père. »
Églantine répondit : « Il est trop tard.
— Va, dit la dame, il y en a eu de plus déshonorées que toi qui se sont mariées et ont eu une vie honnête et de beaux enfants. Tu n’as que dix-sept ans. Je sais que Pierre Guérin, qui est écuyer chez les sires de Chesley, te prendrait volontiers, et avec ta dot son père acceptera sûrement.
— Je ne veux pas, dit Églantine. Les sires de Chesley sont mes parents par ma mère ; je ne veux pas qu’ils disent que j’ai épousé un homme qui leur sert de domestique.
— Folle, dit la dame, mais tu sais bien que tu ne pourras jamais épouser ton égal.
— Alors mieux vaut ne pas me marier du tout, dit Églantine, sombre. Herbert m’a trouvée juste assez bonne pour jeter aux chiens, et vous me proposez un domestique. Et d’ailleurs, même si un roi me demandait, je n’en voudrais pas maintenant. »
Et la dame ne put tirer d’elle une parole de plus. Elle pensait que l’enfant n’avait plus sa raison, et à cause de cela elle ne la contrariait pas trop. Mais déjà elle commençait à avoir des soupçons : Églantine ne faisait aucun travail à la maison, et avait pourtant les mains toujours calleuses et meurtries et les ongles ébréchés. Les gens qui l’apercevaient dans le bois l’entendaient parler tout haut et réciter comme des litanies.
Pierre Guérin était venu à Bernon, vers la fin octobre, avec ses parents. Églantine était, comme à son habitude, assise sur le seuil de la porte. Pierre s’était mis à genoux près d’elle et lui avait dit : « Pour Dieu, je t’en conjure, enlève-moi le sort que tu as jeté sur moi, ce jour où tu m’as touché avec ton bouquet d’orties. » Églantine avait détourné la tête et regardait par terre à ses pieds. Puis, sans rien dire, elle avait pris dans sa main une motte de terre et s’était mise à la pétrir entre ses paumes. Le père et la mère du jeune homme la regardaient avec terreur. « N’avez-vous pas honte, leur avait dit la dame, d’ajouter foi à des racontars ? Ce n’est pas une telle merveille, que je sache, de voir un garçon se languir après une fille. À votre âge, vous devriez être plus raisonnables. » Mais Pierre assurait que la motte de terre était une figure de son cœur à lui, et qu’il avait ressenti une douleur, comme si la jeune fille avait broyé son cœur entre ses mains.
EN CROISADE
Pour la première fois de sa vie Haguenier voyait la
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