22 novembre 1963
douceur féminine, avec une bouche toute petite et des sourcils comme dessinés à la plume. Ses yeux, immenses et bruns, étaient grands ouverts, presque écarquillés.
Bernard entrouvrit la porte, et l’enfant ne broncha même pas. « Alfonse, un homme est là qui veut te voir. — Qui est-ce, mon oncle ? » demanda une voix grêle et chantante comme celle d’un enfant de dix ans. Au son de cette voix le père s’évanouit et tomba en avant, sur le seuil de la porte.
Bernard réussit à traîner son frère vers la lucarne, et Alfonse lui jeta au visage de l’eau de sa cruche. Il regardait l’homme évanoui avec un étonnement tranquille et attristé. « Ah ! c’est mon père selon la chair, dit-il. Mon oncle, quelle tentation me préparez-vous !
— Tu vois dans quel état ils l’ont mis, les chiens, dit Bernard.
— Mon oncle, laissez-moi partir avant qu’il se soit remis.
— Non, Alfonse, tu dois lui parler. Viens, aide-moi à défaire son col. »
Mais l’enfant s’était rejeté vers la fenêtre, la figure cachée dans ses mains. Gaucelm revint à lui. « Alfonse, tu es là, Alfonse ?
— Il est là, dit Bernard, et il guida la main de l’aveugle vers celles du jeune homme. — Laisse-nous seuls, Bernard. »
Le père laissait glisser ses mains sur le visage et les cheveux de l’enfant, lui tâtait les épaules et les poignets. Et l’enfant pleurait : « Père, père, qu’ont-ils fait de vous ! Père, quelle pitié j’ai de vous ! .
— Alfonse, tu viendras avec moi, maintenant. Tu vas descendre et manger, et tu me serviras de soutien. Je suis venu à pied d’Uzès jusqu’à Castres et de Castres jusqu’ici pour te retrouver, ma seule pensée c’était toi, mon très aimé. Tu le sais bien, ta mère et tes sœurs ne m’étaient pas de moitié aussi chères que toi. Elles sont à l’abri du mal maintenant, et j’en suis heureux pour elles. Mais toi, je ne pourrai supporter de te voir me quitter.
— Père, père, recevez l’Esprit et mourez avec moi, et vous serez délivré de cette misère. »
Gaucelm repoussa le jeune homme avec une telle violence qu’il lui cogna la tête contre le mur. « Ce n’est pas pour cela que j’ai fait ce chemin. Sottise que ta consolation. Tu vivras, tu te marieras. Je ne veux plus de ta foi qui a amené la guerre dans le pays. Crois-tu que cela ne m’ait rien appris, d’avoir les yeux crevés ? »
Le jeune homme le regarda avec horreur et se recoucha de nouveau par terre, sans rien dire. « Alfonse ! Tu m’entends ?
— Je ne veux ni vous voir ni vous entendre. C’est le diable qui m’envoie cette dernière tentation . — Pourquoi vous faites-vous l’instrument du diable, père ? ajouta-t-il d’une voix plaintive, tout d’un coup très enfantine.
— Moi ? Alfonse, reviens à toi, c’est toi qui es possédé par le diable. Oui, je sais, je me suis trop emporté, j’ai eu tort. Eh bien, ne te marie pas, ne mange pas de viande, porte des vêtements noirs, mais vis ! Peux-tu m’abandonner dans l’état où je suis ?
— Le Dieu bon n’abandonne pas les siens. Revenez à Lui.
— Alfonse, je suis ton père. Il est dit : tu honoreras ton père et ta mère.
— C’est l’ancienne loi. Vous êtes mon père selon la chair et le diable. Mais c’est pour cela que la nouvelle loi dit : quiconque ne haïra pas son père et sa mère et ses frères et ses enfants, celui-là n’est pas digne de moi.
— Je connais la loi aussi bien que toi, Alfonse. Il est dit aussi « vous m’avez vu affamé, et ne m’avez pas rassasié, nu, et vous ne m’avez pas vêtu, malade et en prison, et vous ne m’avez pas secouru. Ton propre père vient vers toi en mendiant, quel autre signe veux-tu de la volonté de Dieu ?
— Je n’ai plus besoin de signe, je connais Dieu. Je vais vers Lui. Vous êtes mon père selon le mal et le péché, vous n’avez engendré que ma chair dont Dieu veut me délivrer. Vous n’aimez que ma chair. Laissez-moi, vous m’êtes une tentation et un instrument de Satan.
— Prends garde, je te maudirai. »
L’enfant, les yeux grands ouverts, fixait les poutres du plafond d’un regard extasié comme s’il y voyait les anges du ciel. Sur ses lèvres tremblait un sourire à la fois triomphant et pénible à voir.
« Vous vous maudiriez vous-même. À moi vous ne pouvez rien faire. Je suis à l’abri. À mon corps seul on peut encore faire du mal, mais mon esprit est
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