4 000 ans de mystifications historiques
vie, tout comme les os qu’on pouvait aiguiser en poignards, la peau dont on s’habillait. Et les guerriers prirent l’habitude de planter des cornes sur leur casque : ils avaient vaincu l’aurochs, ils étaient des héros, ils s’en étaient approprié les armes. À l’époque historique, des légions partirent se battre sous l’égide d’un dieu de la Guerre, Mars, Arès, Bellone, Ogmios ou autre. Personne ne l’avait jamais vu, mais il existait puisqu’il le devait. On lui inventa même une biographie et l’on s’esclaffait au récit de la mésaventure de Mars, par exemple, quand Vulcain l’avait pris avec son filet alors qu’il s’ébattait avec Vénus.
Car le mythe est plus fort que la vérité.
Mais il est mensonge.
Au fur et à mesure que l’imprimerie fixa et répandit le savoir, on s’avisa que nombre de gens avaient fabriqué des mythes et que, en plus d’être des instruments de pouvoir, ils pouvaient être toxiques. La naissance de la propagande les rendit encore plus dangereux. Quelques fabricants de mythes galvanisèrent, par exemple, une nation aussi cultivée que l’Allemagne avec le mythe de la « race aryenne ».
Repus des fadaises dont leurs aînés les avaient gavés, les jeunes historiens partirent en guerre, pareils à des exterminateurs. Ils n’ont pas fini leur tâche : les mythes pullulent, en effet. Ils se nichent dans les recoins des mémoires.
Mais comment les reconnaître ?
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Tout savoir est par définition incomplet et sujet à révisions, donc à erreurs. Tout médecin peut vérifier que l’art de guérir au XXI e siècle n’a que de lointains rapports avec celui du début du XX e . L’histoire ne fait pas exception à la règle. Qu’est-elle ? Un récit ou la combinaison de plusieurs récits du passé, d’après des documents et témoignages de l’époque. Mais qu’il s’agisse de l’histoire antique, de celle des siècles passés ou bien des dernières décennies, elle est constamment modifiée par des découvertes archéologiques ou par l’apparition de documents et de témoignages.
Il s’ensuit que tout savoir est par définition inachevé.
Ainsi, jusqu’au dernier quart du XIX e siècle, lettrés et public pensaient que l’ Iliade d’Homère était le récit poétique d’événements qui s’étaient peut-être déroulés au temps d’Homère, mais qui n’avaient pas grand rapport avec une quelconque réalité historique. On douta même de l’existence du poète. En 1868, un riche Américain d’origine allemande, Heinrich Schliemann, passionné d’Homère, entreprit des fouilles à l’entrée des Dardanelles, sur le site présumé de Troie, puis en Argolide, à Mycènes et Tirynthe. La découverte de ruines anciennes ravagées par le feu et de trésors considérables le convainquit d’avoir retrouvé Troie. La mise au jour de seize tombeaux à Mycènes le persuada cette fois qu’il avait identifié les vestiges de l’antique royaume d’Agamemnon. On a depuis considérablement nuancé les affirmations de Schliemann, mais enfin, il avait donné quelque substance historique au poème d’Homère.
Le mythe avait été confirmé par l’histoire.
Mais l’histoire peut aussi défaire le mythe. Ainsi, les instituteurs ont enseigné pendant des décennies, dans les écoles républicaines, qu’un certain Charles Martel, à la tête des armées franques, avait arrêté les Sarrasins (certains disaient déjà « les Arabes ») à Poitiers en 732. Les armées franques étaient alors identifiées aux armées françaises et, dans l’esprit des écoliers, même devenus adultes, les croisades n’étaient pas loin (trois siècles les séparaient de l’épisode de Poitiers). La référence gagna les milieux politiques et la bataille de Poitiers devint une préfiguration de la naissance de la France, puis de sa résistance au « péril arabe », magnifiée dans les croisades. Pénétré de la notion d’« identité nationale », renseignement de la III e République exalta les gestes de Charles Martel, de Roland à Roncevaux et de Jeanne d’Arc comme autant d’exemples de l’indomptable esprit de la France. En réalité, c’étaient trois mythes issus de faits dénués de toute la portée grandiose et symbolique qu’on leur prêtait pour des raisons politiques. L’interprétation en est fausse et même tendancieuse. Mais elle est aussi tenace.
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Au début du XX e siècle, alors que l’histoire était devenue, en France
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