À La Grâce De Marseille
figurant en dessous. Il apporta le magazine à Mathias. L’article, lui apprit le garçon, expliquait que tous les bisons avaient disparu et qu’il n’en restait plus que les squelettes et les souvenirs. Mathias était très inquiet à cette idée car, bien qu’il n’eût que dix-sept ans à peine, il voulait aller en Amérique avec Charging Elk voir les Indiens et peut-être en devenir un lui-même. Charging Elk, en effet, lui avait promis qu’un jour, il irait dans le pays des Oglalas et que, grâce à une cérémonie, il deviendrait un de leurs frères. Charging Elk le rassura, affirmant que les mots sous l’image se trompaient et que lui, il savait où les bisons étaient partis. Au début, il refusa de lui en dire davantage, car on doit se garder de raconter ses rêves aux autres, mais comme Mathias semblait de plus en plus abattu, il finit par lui confier l’histoire de Bird Tail qui avait rêvé que les bisons s’étaient tous réfugiés dans une grotte des Paha Sapa. Après quoi, il lui fit jurer le secret.
Le Cherbourg était une brasserie vaste et bruyante. Charging Elk, installé à une table bancale près d’une fenêtre ouverte qui donnait sur le Vieux-Port, admirait le ballet des serveurs qui circulaient à toute allure, brandissant au-dessus de leurs têtes des plateaux chargés d’assiettes et de bouteilles de vin. Il s’émerveillait de leur adresse à se faufiler entre les tables et à éviter un bras qui se tendait inopinément, un autre serveur ou un marin à moitié ivre. La plupart des clients étaient des hommes, dont une majorité de marins, certains accompagnés de jeunes femmes qui paraissaient apprécier cette animation. C’était surtout le bruit qu’aimait Charging Elk – le bourdonnement incessant des conversations, les accents de l’accordéon d’un musicien ambulant et, parfois, l’entrechoquement des assiettes ainsi que les toasts portés d’une voix tonitruante. Quoique dînant seul, il avait l’impression de faire partie de la foule joyeuse.
Il commanda le rôti de porc, car il avait réussi à lire les deux mots « rôti » et « porc. » La plupart des autres plats, il les connaissait mal, encore qu’il fût persuadé que Madeleine lui en avait servi un jour ou l’autre – en particulier ceux qui figuraient sous le terme de « poisson » . À présent, il en mangeait souvent le dimanche chez les Soulas. Il avait d’ailleurs presque fini par apprécier certains des poissons que cuisinait Madeleine, surtout ceux à la peau craquante et à la chair blanche et ferme, sinon, il n’en mangeait jamais. Il avait dans sa chambre un petit réchaud à huile dont il se servait uniquement quand il pouvait s’offrir une pièce de bœuf.
Lorsque le garçon lui apporta son demi-litre de vin rouge et lui en versa un verre, Charging Elk leva les yeux en disant : « Très bien, monsieur, merci », mais le garçon lui tournait déjà le dos pour regagner les cuisines. Le jeune Indien n’avait vu de lui qu’une main aux doigts courtauds et un bras velu dépassant de la manche roulée.
Sirotant son vin dans l’attente de son repas, il examina les gens autour de lui. Il savait maintenant reconnaître les marins. En général, ils se déplaçaient par groupes de trois ou quatre, habillés d’une manière qui suggérait une existence en mer – pantalons et chaussures de toile, chemises rayées sans col, ou, s’il s’agissait d’Arabes, longues robes blanches. À mesure qu’il étudiait les dîneurs, il se rendait compte qu’il n’y avait ici que des wasichus. Ils avaient le teint hâlé par le soleil, mais c’étaient tous des Blancs, à l’exemple des mineurs dans les Paha Sapa et de tous ceux qu’il avait croisés à New York et à Paris. Aucun d’entre eux n’avait la peau foncée des nègres ou des Indiens.
Charging Elk commençait à se sentir mal à l’aise. Il s’était à ce point habitué aux Marseillais et à sa propre singularité qu’il ne pensait pas à lui en terme de couleur de peau. Il n’avait personne à qui s’identifier, aucun groupe auquel il appartenait, de sorte qu’il se figurait être quelqu’un sans couleur, un fantôme presque, même si sa haute stature et son teint bistre attiraient sur lui l’attention tant des gens à la peau claire qu’à la peau brune. Dans cette brasserie, par contre, il avait l’impression de ne pas être à sa place. Il but une gorgée de mni sha, regardant par la fenêtre un jongleur au
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