À La Grâce De Marseille
fréquentait d’autres cafés que le Royal. En fait, il préférait même éviter ce dernier, non parce qu’il se trouvait à côté du Cherbourg que les marins fréquentaient le week-end, mais parce qu’il ne tenait pas à ce que le vieux serveur le voie boire plusieurs verres de vin à la place de son anisette habituelle. Ils ne se parlaient pas beaucoup, mais l’Indien en était venu à considérer le vieil homme à la moustache gris acier et au visage buriné comme une espèce de gardien, un peu à l’image de René. Il se montrait toujours poli, s’en-quérait toujours de la santé de son client (« Comment allez-vous, ce soir ? ») et se livrait toujours à des remarques sur le temps (« Il va de nouveau faire chaud, j’en ai peur », ou encore : « Ce soir, on va bien dormir »). Par contre, à l’inverse de René, il laissait Charging Elk seul devant son anisette et ses pensées, tout en n’étant jamais très loin, occupé à servir d’autres consommateurs ou bien déjà à son poste près de la porte.
L’affaire de la brasserie lui donnait à réfléchir. Il savait qu’il avait eu de la chance, que son chant de mort avait désorienté les marins, si bien qu’il avait pu s’échapper avant qu’ils n’aient repris leurs esprits. Il pensait aussi que son chant avait eu un effet magique. Il n’était pas devenu invisible comme il l’avait espéré, mais le chant avait paralysé les marins, les privant du pouvoir de lui faire du mal. Il le prenait un peu pour une arme surnaturelle plutôt que pour un moyen de le rendre fort et brave en face d’une mort certaine. Il n’ignorait pas que le but du chant avait été détourné, de sorte que, sans qu’il sache bien pourquoi, il était devenu un instrument de défense qui, cette fois, avait fonctionné, alors que tel n’avait pas été le cas dans la maison de fer. Peut-être que son destin était de vivre, et de vivre ici, au bord de la grande eau qui le séparait de chez lui. À moins que chez lui, ce ne soit désormais ici.
En conséquence de quoi, il se comportait avec plus d’assurance. Il commençait à regarder les gens dans les yeux, à fréquenter l’établissement de bains au coin de sa rue et à manger dehors pratiquement tous les soirs. Au travail, il se sentait plus fort, et il s’appliquait davantage à se faire comprendre. Grâce à l’épisode de la brasserie, il ne craignait plus qu’on le remarque, et il marchait la tête haute comme lorsque, en compagnie des autres Indiens de la troupe, il défilait dans les rues des grandes villes pour annoncer le spectacle. Il troqua même son bonnet contre un feutre qu’il acheta dans cette même boutique devant laquelle il s’était tenu quatre ans plus tôt au cours de cette nuit pluvieuse, juste avant que l’ akecita ne l’arrête. Il prit plaisir à entrer dans le magasin et à essayer plusieurs chapeaux, tandis que le vendeur et les autres clients échangeaient des coups d’œil nerveux. Il voulait un chapeau pareil à ceux qu’on portait sur la réserve, mais il lui sembla que ceux à bord mou lui allaient mieux et lui conféraient presque autant d’allure qu’un boulevardier. Le même jour, au marché aux puces de la rue Saint-Ferréol – non loin de la préfecture où il avait été emprisonné –, il fit l’acquisition d’une canne noire dont le pommeau argenté représentait un bec de canard. Ainsi équipé, il se promenait le soir dans les rues de Marseille, s’attablait à la terrasse des cafés, imitant de son mieux les jeunes gens à la taille bien prise qui attiraient les regards admirateurs des filles. Et, en vérité, sa prestance n’avait rien à envier à la leur, seulement elle n’était pas de celles que les jeunes filles trouvaient à leur goût. Elles le voyaient plutôt comme un grand et peut-être dangereux Nord-Africain ou Turc, une espèce de brute contre laquelle leurs mères – tout en se signant et en priant la Vierge Marie – ne cessaient de les mettre en garde.
Un soir de la mi-octobre, durant la lune-du-vent-qui-fait-tomber-les-feuilles, Charging Elk se retrouva dans un quartier qu’il ne connaissait pas. Ce n’était qu’à trois ou quatre rues du Vieux-Port, mais ses pas ne l’avaient jamais conduit dans cette direction. Il passa devant le monumental Opéra et, à mesure qu’il s’aventurait un peu plus loin, il remarqua que les réverbères se faisaient de plus en plus espacés et les rues, de plus en plus sombres et
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