À La Grâce De Marseille
visage peint qui faisait son numéro au bord du quai, entouré d’une petite foule de spectateurs. Charging Elk avait envie de quitter discrètement cet endroit – il était tout près de la porte –, mais il savait que s’il se faisait prendre, on le renverrait dans la maison de fer. Il resterait donc, expédierait son rôti de porc et partirait tout de suite après avoir réglé l’addition.
Il entamait son repas quand un jeune marin vint se planter devant sa table, les bras croisés. Charging Elk, à présent sur ses gardes, l’avait vu approcher, mais il décida de faire comme si de rien n’était. Il piqua sa fourchette dans un morceau de viande qu’il saupoudra de sel, l’air absorbé dans sa tâche, mais son regard ne perdait rien de ce qui se passait. L’homme se tenait si près qu’il distinguait le renflement de son sexe sous le pantalon de toile, une grosse boucle de ceinturon en argent et une chemise bleue aux manches retroussées ouverte sur un torse puissant. L’inconnu avait des avant-bras musclés dont l’un portait une cicatrice résultant sans doute d’un coup de couteau, et l’autre, un tatouage flou ressemblant à un aigle.
Charging Elk mâcha lentement sa viande et, quand le marin s’adressa à lui, il l’avala avec une gorgée de vin. L’homme ajouta quelques mots sur un ton interrogatif. Il répéta sa phrase, et Charging Elk leva la tête. L’inconnu possédait un visage étonnamment jeune, un visage rond et rougi par le soleil, barré d’une petite moustache blonde au-dessus de lèvres minces. L’Indien savait que l’autre cherchait à le provoquer, mais il ne comprenait pas ce qu’il disait. L’homme ne s’exprimait pas en français, mais dans une langue qui lui paraissait vaguement familière.
Charging Elk haussa les épaules et, l’air déconcerté, déclara : « Je ne comprends pas votre langue.
— J’ai dit que t’étais un sale Indien. »
Charging Elk reconnut le mot « Indien ». Le jeune marin l’avait prononcé comme Costume Marron et les autres Américains.
Malgré l’attitude agressive de l’inconnu, Charging Elk, l’espace d’un instant, fut envahi d’un fol espoir. « Indien, oui, moi, dit-il, se désignant d’un geste du pouce. Oglala. Américain. Buffalo Bill. » Il chercha d’autres mots, mais ne trouvant que « Broncho Billy », il se tut.
Le marin se tourna vers ses compagnons assis à une table juste derrière Charging Elk. « Un putain d’Indien, et ignorant comme un âne en plus. Je vous l’avais bien dit !
— Demande-lui de pousser son cri de guerre, Teddy, hurla l’un d’eux.
— Vas-y, cogne-le, si t’as des couilles », lança un autre.
Charging Elk s’était tourné sur sa chaise et leur souriait. Il se disait qu’étant des marins américains, ils sauraient comment gagner l’Amérique. Peut-être qu’ils naviguaient sur un bateau de feu en partance pour l’Amérique. Peut-être même qu’ils l’aideraient. Il se doutait bien qu’il se berçait d’illusions, mais peut-être qu’ils pourraient au moins lui dire combien coûterait la traversée. « Bonsoir, fit-il. America. »
Voyant leur expression et sentant la présence menaçante de celui qui se dressait au-dessus de lui, il comprit qu’ils n’avaient rien d’amicaux. Il était accoutumé à un certain degré d’hostilité. Il la devinait parfois dans le regard des ouvriers de la savonnerie, dans la manière dont il arrivait que les commerçants l’ignorent, ou que les femmes l’évitent sur le cours Belsunce ou la Canebière, mais là, c’est de la haine qu’il lut sur la figure ronde du marin. Les lèvres serrées et les yeux étrécis lui rappelaient les mineurs qu’il avait rencontrés dans les Paha Sapa, ceux qui voulaient les tuer, Strikes Plenty et lui. À l’époque, Charging Elk pouvait les défier et les railler avant de filer au grand galop se mettre à l’abri. C’étaient des hommes rudes sans femme, sans famille, sans maison sinon une tente équipée d’un simple tuyau de poêle ou une cabane en planches. Ils détestaient les Oglalas et se seraient fait un plaisir de les massacrer s’ils avaient pu s’emparer à temps de leurs fusils.
Charging Elk, dérouté, demeura un moment assis sans bouger, contemplant son assiette à moitié vide. Il comprenait pourquoi les mineurs wasicuns des Paha Sapa le détestaient, mais quelles raisons ces marins avaient-ils de le haïr ici, à Marseille ? Il y avait des gens
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