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À La Grâce De Marseille

À La Grâce De Marseille

Titel: À La Grâce De Marseille Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: James Welch
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terre qu’ils devaient sans nul doute cultiver désormais. Son père aussi le serrerait dans ses bras, puis il lui parlerait de Grand Coureur pendant qu’ils boiraient du pejuta sapa. Quant aux autres membres de la tribu, ils le fêteraient par des chants d’honneur, lui donneraient peut-être un nouveau nom, mais le connaîtraient-ils encore ? Peut-être qu’à force de vivre parmi les étrangers, il avait plus changé qu’il ne le croyait.
    Le serveur posa devant lui une part de tarte aux abricots. Charging Elk était si profondément plongé dans ses pensées qu’il ne remarqua pas que l’homme le dévisageait sans vergogne, s’attardant sur ses pommettes hautes à la peau presque noire et sur ses cheveux longs. L’aurait-il remarqué, sa seule réaction eût été un léger amusement. Le serveur ôta les miettes de pain sur la nappe à l’aide d’un couteau, puis il prit la carafe et le verre vides ainsi que l’assiette de fromages, le regard toujours rivé sur la face émaciée au teint bistre.
    Après avoir terminé son dîner à prix fixe, le menu à deux francs vingt, Charging Elk, de nouveau perdu dans ses pensées, alla marcher le long du quai de Rive Neuve. La nuit était maintenant tombée, et d’un seul coup, de sombres images lui revinrent en mémoire. Ce n’était pourtant pas la première fois qu’il se promenait dans le quartier. Comme d’habitude, le quai était bruyant, animé, mais plus le jeune Indien avançait, plus les passants se faisaient rares, ce qui lui avait soudain rappelé une certaine nuit d’hiver glaciale. Il pleuvait alors, et les pavés mouillés luisaient à la lumière des becs de gaz. Charging Elk était faible ce soir-là, et ses côtes relançaient à chaque battement affolé de son cœur.
    Il s’immobilisa soudain et leva les yeux sur une rue latérale qui partait du Vieux-Port. Il distingua un bassin plein de petits bateaux aux mâts repliés et, au loin, une lueur jaune. Il sut alors où il était.
    Une vague de peur déferla sur lui, menaçant de balayer la bouillabaisse et la tarte cependant qu’il se remémorait cette nuit-là, sa dernière nuit de liberté avant la chambre de pierre dans la maison de fer. Il se souvint de la procession d’hommes saints portant la statue de la femme en bleu. Il se souvint des torches qui oscillaient au-dessus des têtes tandis que les gens montaient les marches conduisant à la haute église. Et il se souvint de la voix dans les ténèbres derrière lui : « Pardon, monsieur. »
    Dans la chaude soirée d’été, un flot d’images surgissait : la maison des malades, son évasion, son errance à travers la ville à la recherche de la troupe de Buffalo Bill qui s’était achevée à la gare du Prado, les rails déserts qui se perdaient dans l’obscurité, puis la petite pièce éclairée par une unique lumière, l’ akecita et Costume Marron, et enfin la froide cellule de pierre. Il s’entendit alors chanter, ou plutôt gronder, tandis qu’il prononçait à voix basse les paroles de son chant de mort.
    Il avait désiré mourir alors. Il avait chanté son chant de mort pendant deux, trois, quatre sommeils dans l’espoir que Wakan Tanka l’appelle. Mais il avait eu peur aussi, peur que sa nagi ne retrouve pas le chemin de chez lui et erre à jamais dans ce pays d’étrangers. Il sentit le rouge de la honte ramper sur son visage comme une colonie de fourmis au souvenir de sa pathétique tentative en vue de pratiquer une cérémonie à l’aide de l’une des cigarettes que Poitrine Jaune lui avait données. Il n’était pas wicasa wakan et n’avait pas d’autre droit que celui de chanter son chant de mort et de prier.
    Charging Elk se sentit bouleversé à l’évocation de ces souvenirs. À partir du moment où il avait été accueilli au sein de la famille Soulas, il s’était efforcé de ne plus penser à ces temps difficiles. Lorsque cela se produisait malgré tout, sous le coup de la peur et de la honte, il faisait des cauchemars qui le laissaient épuisé au matin. C’était pour cela – et aussi dans la mesure où il devait se lever de très bonne heure pour accompagner René au quai des Belges – qu’il tâchait de chasser ces images de son esprit.
    Il réprima un haut-le-cœur et fit demi-tour pour retrouver la foule et les lumières. Contrairement à son habitude, arrivé au Vieux-Port, il ne s’arrêta pas au Royal. Il continua son chemin, monta les marches en direction du Panier et rentra

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