À La Grâce De Marseille
de toutes les couleurs dans cette ville. Alors, pourquoi s’en prendre à lui ? Il avait passé ces trois derniers hivers à se rendre invisible, et pourtant ils l’avaient tout de suite repéré. Il chercha le serveur du regard. Le bruit qui régnait à l’intérieur de la brasserie lui sembla soudain assourdissant et il se tendit. De nombreux marins s’étaient tournés vers eux. Certains criaient quelque chose à l’intention du jeune homme. Ils évoquèrent brusquement à Charging Elk la foule dans les gradins durant les représentations du Wild West Show, les gens qui, les yeux écarquillés, poussaient des hurlements pendant qu’il pourchassait les bisons.
Seulement, on n’était pas au spectacle et personne ne l’acclamait. Le marin s’était légèrement écarté pour s’adresser à la salle. Charging Elk entendit les mots « putain » et « Indien ». « Putain », il connaissait. Les wasichus le disaient quand ils étaient en colère, et cela amusait beaucoup les Indiens de la troupe. Et quand Featherman le disait, tous éclataient de rire. Il disait aussi « merde » et « putain de merde », provoquant de même l’hilarité générale. Mais là, ni les marins ni les autres dîneurs ne riaient.
Charging Elk voulut se lever, mais l’homme pivota et le repoussa brutalement dans sa chaise. Furieux, l’Indien agrippa la table pour se mettre debout, mais il se sentit soudain décontenancé par cette crise de colère inattendue. C’était la première fois qu’il éprouvait une telle rage depuis près de quatre hivers qu’il était en France. D’une certaine façon, cela lui faisait du bien – il s’était montré trop passif, et même soumis, après son départ du Bastion –, mais c’était également troublant. Comment pourrait-il exprimer sa fureur dans cet endroit plein de wasichus ? Il n’avait qu’un couteau, et il était seul. Sa colère s’apaisa aussi vite qu’elle était montée, remplacée par un sentiment de peur. Jetant un regard sur tous ces visages de Blancs qui l’entouraient, il se mit à craindre pour sa vie. Et pour sa nagi. Si jamais ils le tuaient, que deviendrait-elle ? Elle ne retrouverait jamais le chemin du pays. Il ne voyait pas d’issue. Il commença à chantonner, doucement d’abord, puis d’une petite voix de fausset, puis de plus en plus fort comme s’il n’y avait personne autour de lui, comme s’il s’était ancré au sol à l’aide de son écharpe de guerre pour livrer son dernier combat, comme s’il était seul sur les plaines, cerné par les ennemis, calme et déterminé, comme s’il désirait en emporter le plus possible avec lui dans la mort. Il se leva.
Le jeune marin à la figure ronde et aux avant-bras impressionnants s’était reculé d’un pas. Ses compagnons attablés dans la salle, incrédules, cessèrent leurs rires et leurs sarcasmes. L’accordéoniste, comme s’il avait d’un seul coup oublié les airs qu’il interprétait par cœur tous les soirs, lâcha les touches de son instrument qui émit un soupir désaccordé.
Le serveur et un homme en costume blanc informe s’approchèrent. Chacun d’eux prit Charging Elk par un bras pour le diriger prudemment vers la porte. Ils craignaient, mais à tort, un accès de violence de la part du grand Indien à l’imposante stature. Celui-ci, en effet, était ailleurs, dans un pays tranquille, rendu fort par la viande et le chant. Il s’était souvenu qu’il était un homme, et un homme qui chante son chant de mort comme il convient est un homme avec qui il faut compter.
Dehors, l’inconnu au costume blanc, un peu nerveux, lui débita un flot de paroles en français sur un ton à la fois d’excuse et de mise en garde. Charging Elk comprit qu’il lui disait de ne pas revenir à la brasserie, mais cela lui était égal. Il se sentait léger, même dans la nuit encore étouffante à cause de la chaleur de la journée accumulée dans les pavés du quai, et il se sentait bien, différent d’une certaine manière. Se tournant vers le jongleur à la figure peinte qui lançait en l’air des bâtons enflammés, il constata que l’homme le regardait au travers de l’arc-en-ciel de feu.
La lune-des-cerises-noires luisait au-dessus du Vieux-Port. Charging Elk leva vers elle son visage et lui adressa une prière.
10
Après l’incident de la brasserie, Charging Elk s’enhardit. Il commença à sortir plus souvent pendant la semaine. Il restait dehors plus tard,
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