À La Grâce De Marseille
aurait-il envoyé un rêve si triste ? Et pourquoi tous ces gens étaient-ils si heureux avec leur dieu ? Il jugea plus prudent de ne pas poursuivre le fil de ses pensées.
Il se borna à songer au vieux serveur qui semblait savoir tant de choses tout en étant si peu loquace. Il pressentait que le vieil homme possédait les réponses à ses questions. Mais la fille à la robe bleue l’attendait et il accéléra le pas. Il souhaiterait un joyeux Noël au serveur demain soir.
La fille n’était pas là. Charging Elk resta deux heures au bar, consultant toutes les cinq minutes la grosse montre douillettement nichée dans la poche de son gilet. Le petit homme replet non plus n’était pas là, et la femme aux cheveux si blonds ne trônait pas à sa table, entourée de tous ses élégants admirateurs. De fait, la maison close était étrangement silencieuse. Certes, les filles disparaissaient de temps en temps avec un client, mais dans l’ensemble, elles demeuraient assises sur les divans ou bien arpentaient le salon seules ou deux par deux.
Le jeune Indien pensa une seconde s’enquérir de la fille en bleu auprès de l’homme trapu aux larges épaules qui gardait l’entrée, mais sachant que ce dernier ne l’aimait pas et qu’il se montrerait sans doute cassant, si ce n’était désobligeant, il préféra s’en dispenser. Il se contenta de demander au barman pourquoi c’était si calme ce soir.
« C’est l’approche de Noël, répondit celui-ci sans lever les yeux de son journal. Nos habitués sont très religieux. Ils ne veulent pas avoir un péché sur la conscience en ce moment. »
Ah, le péché ! Sees Twice leur avait expliqué de quoi il retournait. Selon lui, forniquer avec les filles de Paris était un péché aux yeux du dieu des wasichus. Quand Featherman avait dit qu’on se sentait pourtant bien après avoir forniqué, Sees Twice avait répliqué que c’étaient les œuvres du diable. Le diable voulait que les Oglalas prennent leur plaisir avec les filles blanches de Paris afin de pouvoir ensuite s’emparer de leurs nagis. Charging Elk et quelques autres avaient ri, mais aucun Indien n’était allé avec les filles.
Terriblement déçu, il souhaita une bonne nuit au barman toujours plongé dans sa lecture puis, abattu, la démarche pesante, il reprit le chemin de sa chambre. Peut-être que la fille était malade, ou alors qu’elle ne couchait pas avec les hommes le jeudi. Après tout, c’était normal de prendre une journée de congé. En réalité, il craignait surtout qu’elle se fût lassée de forniquer ainsi et qu’elle eût décidé de quitter le Salon. En tout cas, c’est ce qu’il choisit de croire. Il glissa la main dans la poche de son pantalon et referma les doigts autour du petit écrin de velours marron contenant un camée qu’il avait acheté au marché aux puces de la rue Saint-Ferréol dans l’intention de le lui offrir. Il s’était imaginé lui passant le ruban de velours bleu autour du cou et la regardant ensuite s’admirer dans le miroir au-dessus de la commode. Il n’avait pas pensé qu’il pourrait rentrer chez lui en l’ayant toujours en poche. Il se sentit tout triste.
Le Vieux-Port était maintenant pratiquement désert. Le jongleur, les acrobates et la fanfare étaient partis. Les tables des santons avaient été empilées dans un coin, et les guirlandes décorant les grands bateaux étaient éteintes. Il y avait encore de la lumière au Royal, mais Charging Elk n’avait pas le cœur d’aller souhaiter un joyeux Noël au vieux garçon de café. Cette soirée n’avait rien de joyeux ni de sacré. Il suffirait au serveur de le regarder pour s’en rendre compte.
Le jour était levé, froid et sec, et Charging Elk fut envahi d’un profond sentiment de nostalgie. En ce matin de Noèl, le ciel clair et le soleil qui filtrait par la fenêtre pour déposer une flaque de lumière jaune sur le sol en ciment lui rappelaient les matinées au Bastion au cours de la lune-des-feuilles-qui-tombent quand, sa peau de bison ramenée autour de ses épaules, il baignait dans la lumière diffuse du tipi en toile. C’était toujours à qui, de Strikes Plenty ou lui, se lèverait pour allumer le feu. Lorsqu’ils se décidaient enfin à sortir de leur tente, le soleil réchauffait déjà la terre, tandis que leur haleine formait encore de petits nuages. Charging Elk s’imagina apercevoir au loin les silhouettes dorées des buttes couvertes de givre, sentir
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