À La Grâce De Marseille
ou les serrant dans leurs bras chaque fois qu’ils arrivaient à les attraper. Ils ignoraient Charging Elk de leur mieux, mais ils ignoraient aussi René, ce qui ne semblait pas déranger outre mesure celui-ci. Monsieur Daviel était un fabricant de meubles qui employait une quinzaine de compagnons et un certain nombre d’apprentis. Il disait souvent que son affaire grandissait trop vite, de sorte qu’il lui faudrait bientôt prendre sa retraite au risque de devenir fou. On voyait bien que monsieur et madame Daviel se considéraient comme des bourgeois et qu’ils plaignaient leur fille d’avoir épousé un simple marchand de poisson, après l’éducation qu’ils lui avaient donnée.
Madeleine avait préparé une belle rascasse ainsi qu’un jambon entier aux lentilles. René déclara en plaisantant qu’ils allaient avoir du jambon jusqu’à Pâques et qu’il leur suffirait ensuite d’en acheter un autre pour tenir jusqu’au prochain Noël. Comme à son habitude, Madeleine lui fit les gros yeux et lui demanda s’il aurait préféré qu’elle ne donnât qu’un maigre chapon à grignoter à ses parents. Le dîner, néanmoins, se passa bien. Même monsieur et madame Daviel semblèrent se détendre un peu sous l’effet du bon vin (acheté spécialement pour eux) et de la présence des enfants. Mathias était d’excellente humeur, d’autant que ses grands-parents lui avaient offert une coûteuse longue-vue à l’aide de laquelle il pourrait observer les oiseaux perchés dans les arbres et les buissons du parc Borely ainsi que les voiliers sous les remparts du fort Saint-Jean. Chloé, moins démonstrative, s’intéressait cependant beaucoup à sa lanterne magique qui projetait des images des grands monuments de Paris, y compris de l’extraordinaire tour Eiffel. Charging Elk lui avait un jour dessiné l’arbre de fer, mais son œuvre ne soutenait pas la comparaison.
À côté, les cadeaux que Charging Elk avait apportés pour les enfants faisaient piètre figure. Il avait consacré une large part de l’argent serré dans son portefeuille au fond du sac marin à l’achat de vêtements et de boissons. Depuis peu, en effet, il buvait du vin dans sa chambre. Certes, c’était du vin bon marché, rien à voir avec celui de ce soir, mais chaque bouteille lui coûtait près d’un demi-franc. Excédé de porter tous les jours les mêmes habits crasseux, il avait par ailleurs fait l’acquisition de nouveaux vêtements de travail. À l’exception du costume et des chaussures, ses achats pris séparément ne représentaient pas une somme énorme, mais ajoutés l’un à l’autre, ils avaient sérieusement entamé ses économies.
Pour Chloé, il avait choisi une imitation grossière de peigne espagnol. L’adolescente le remercia, puis le laissa dans la boîte sans plus y prêter attention. Quant aux crayons de couleur destinés à Mathias, ce n’était même pas un cadeau pertinent, car le garçon ne manifestait aucun intérêt pour le dessin. Madeleine s’était exclamée devant la jolie boîte d’abricots confits fourrés aux amandes et René avait admiré le bel ouvrage de la tabatière d’occasion, mais il n’avait pas échappé à Charging Elk que, de fait, ils s’efforçaient de cacher leur déception. L’année dernière, par exemple, il avait offert à Madeleine une broche en argent filigrané et à René, un gros chandail de pêcheur pour remplacer le vieux qu’il portait tout le temps et qui était troué aux coudes et raccommodé de partout.
Le jeune Indien avait honte de lui dans son complet neuf et ses chaussures vernies marron. De son peuple les Oglalas, il avait appris à partager avec les autres, que ce soit la douleur après la disparition d’un enfant ou d’un mari, ou bien la viande et les baies sauvages lorsqu’elles abondaient. Et voici qu’en cours de route, il avait perdu le goût de partager et ne se préoccupait plus que de lui-même et de ses propres désirs. Son sentiment de honte s’accrut lorsqu’il déballa le cadeau que madame Soulas mère lui avait apporté : une chaîne de perles noires sacrées avec la petite croix en argent au bout. Il n’avait rien prévu pour elle et, s’apercevant que tout à la joie de donner, elle n’y attachait aucune importance, il sentit son malaise augmenter.
Après dîner, René, monsieur Daviel et lui passèrent au salon où ils fumèrent des cigares en sirotant une eau-de-vie de prune. Les enfants aidèrent Madeleine et
Weitere Kostenlose Bücher