À La Grâce De Marseille
madame Soulas à débarrasser et à faire la vaisselle pendant que madame Daviel s’installait au piano pour jouer des chants de Noël. Elle était assise bien droite, un peu guindée, mais ses doigts dansaient sur le clavier tandis qu’elle tirait du piano des sonorités si riches qu’on aurait cru l’instrument doté d’une voix à lui. Avec Chloé, au contraire, il émettait des notes creuses et abruptes. Peut-être était-il doué d’une volonté propre. Après avoir écouté la musique et la conversation, laquelle se résuma pour l’essentiel aux récriminations de monsieur Daviel à propos du manque de bon bois séché au four et des salaires exorbitants des ouvriers, Charging Elk éprouva soudain le besoin de prendre l’air. Jusqu’à présent, il avait toujours attendu l’autorisation de René pour partir, mais ce soir, il se leva simplement et souhaita bonne nuit aux deux hommes. Il se rendit ensuite dans la cuisine pour dire au revoir au reste de la famille. Chloé l’embrassa et le remercia de nouveau pour le peigne, Mathias lui serra la main, affirmant que les crayons de couleur conviendraient parfaitement pour dessiner des cartes, Madeleine lui planta un baiser sur chaque joue, lui souhaita un joyeux Noël, puis lui remit un paquet contenant un gros morceau de jambon. Après quoi, il se baissa pour embrasser madame Soulas mère. C’était la première fois qu’il se le permettait et la vieille dame, les manches de sa robe noire élimée retroussées et les mains ruisselantes d’eau de vaisselle savonneuse, se contenta de rire et de faire un geste qui ressemblait de manière quelque peu gênante à celui que les Lakotas employaient pour désigner l’acte sexuel.
Une semaine après Noël, Charging Elk se dirigeait de nouveau vers la rue Sainte sous un véritable déluge. Ses chaussures étaient trempées, de même que le bas de son pantalon de costume. Le parapluie, par bonheur, protégeait le haut de son corps, mais de brusques rafales de vent rabattaient parfois la pluie vers lui, et il resserrait le col de son manteau pour éviter que sa nouvelle écharpe de soie, cadeau de Madeleine et de René, ne soit mouillée. Le sentiment de culpabilité qui pesait sur lui depuis le soir de Noël avait cédé la place à une certaine appréhension à l’idée de revoir la fille au déshabillé bleu. Repensant à son récent désappointement, il avait cependant décidé que s’il ne l’y trouvait pas, il ne retournerait plus au Salon.
Elle était là, assise sur ce même divan rouge. On était samedi soir et la grande pièce résonnait du bruit des conversations, de la musique et des rires. La femme aux cheveux blonds occupait sa table habituelle, entourée de sa cour composée d’hommes de tous âges. Dans son coin, le pianiste, le dos tourné à la salle, interprétait les mêmes airs que la dernière fois. L’une des pensionnaires conduisait un homme en tenue de soirée vers le rideau qui menait aux chambres.
Charging Elk, après avoir tendu son manteau et son parapluie à l’homme aux larges épaules qui n’avait pas daigné le saluer, s’avança vers le bar, mais à mi-chemin, ayant pris sa décision, il se dirigea droit vers le divan rouge. Il s’aperçut alors qu’il avait encore son écharpe blanche, mais il était trop tard pour s’en débarrasser.
« Bonsoir, mademoiselle, dit-il s’inclinant devant la jeune fille. Je ne sais pas si vous vous souvenez… je m’appelle François. Comment allez-vous ?
— Bien, dit-elle sans vraiment le regarder. Et vous, monsieur ?
— Je suis très content.
— Eh bien, j’en suis heureuse pour vous.
— Oui, j’ai une belle écharpe neuve et de nombreux amis. »
Cette fois, étonnée, Marie le considéra avec attention. Le visage brun aux yeux bridés et aux pommettes hautes semblait sur le point de s’éclairer d’un sourire. Pourtant, il paraissait dans le même temps tendu, impassible, à l’exemple d’un masque.
Charging Elk ne parvenait pas à croire en sa bonne fortune. D’abord parce qu’il la trouvait seule, et ensuite parce qu’il avait réussi à prononcer les phrases qu’il s’était entraîné à répéter. Et elle avait compris ! « Puis-je m’asseoir près de vous ? » demanda-t-il d’une voix tremblante d’émotion. Il débordait d’une joie telle qu’il n’en avait connu que lors de leur précédente rencontre, et sous le coup de laquelle il avait bien cru étouffer.
Il prit donc place à
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