À La Grâce De Marseille
il s’y attendait le moins, quand il épongeait la sueur qui ruisselait sur son front devant les fourneaux, quand il faisait la queue à la boulangerie, le cauchemar revenait le hanter. Il entendait la voix qui chuchotait au milieu du mugissement des rafales et, détenteur d’un terrible savoir, il se mettait à trembler.
Pour lutter contre ces images, il s’efforçait de concentrer ses pensées sur la fille en bleu, si bien qu’elle l’obséda davantage encore, au point qu’il entreprit de répéter ce qu’il lui dirait lors de leur prochaine rencontre. Il se plaçait devant la petite glace toute piquée et s’exerçait à prononcer les phrases en français – « D’où êtes-vous originaire ? Je m’appelle François et je viens d’Amérique. C’est une nuit splendide ! » –, agréablement surpris de constater que les mots coulaient sans difficulté. Mathias et Chloé seraient contents de lui, mais peut-être pas de la personne à qui ces paroles étaient destinées.
À présent, Charging Elk ne désirait pas seulement la fille physiquement, il la voulait auprès de lui. C’était la femme qu’il attendait depuis quatre ans, et qu’elle fût une putain n’entamait en rien sa résolution. Ce n’était qu’une complication de plus. Comment la convaincre de le suivre ? Comment lui faire la cour ? Il n’avait pratiquement aucune expérience en ce domaine. Au Bastion, Strikes Plenty et lui avaient bien flirté avec quelques filles, mais en général, il restait à l’écart, se contentant d’écouter. Après, Strikes Plenty ne manquait jamais de se moquer de lui : « Elle te dévorait des yeux, tout le monde le voyait. Si tu continues comme ça, devenu un vieillard, tu seras encore à t’astiquer. » Charging Elk aurait souhaité avoir le courage de demander conseil à René, mais il n’ignorait pas qu’il lui faudrait alors subir les questions et les plaisanteries du petit homme.
Un jeudi, dix jours après sa première visite au Salon, Charging Elk s’engagea d’un pas décidé sur le quai des Belges en direction de la maison de tolérance de la rue Sainte. Il portait son costume noir neuf, une chemise blanche au col amidonné, une cravate grise soigneusement nouée, ses nouvelles chaussures marron et sa canne au pommeau en bec de canard. Les chaussures, quoique plus souples que les vieilles, lui faisaient encore mal aux talons. Il avait laissé son pardessus à la maison, car il était trop râpé et ne tombait pas bien. L’ayant essayé sur le complet neuf, il s’était rendu compte combien il avait dû paraître ridicule la dernière fois en si brillante compagnie.
Il régnait une atmosphère de fête autour du Vieux-Port. Une petite fanfare jouait des airs de Noël, le jongleur au visage peint en blanc lançait ses bâtons enflammés et les rattrapait dans un kaléidoscope d’étincelles colorées, et un peu plus loin, deux acrobates en collants et tricots de corps exécutaient leurs exercices d’équilibre et d’adresse. Sur des tables étaient offertes à la vente de petites figurines que, comme Charging Elk le savait à présent, on appelait des santons. Des guirlandes accrochées dans le gréement de quelques-uns des bateaux jetaient des reflets dorés sur les eaux troubles du port. Noël était dans deux sommeils, et Charging Elk, sans bien savoir pourquoi, redoutait de passer cette longue journée en compagnie des Soulas. D’un autre côté, les boutiques et les cafés allaient être fermés et les rues, désertes. Il se souvenait du Noël où il avait erré à travers les rues de Marseille, seul et désespéré. Finalement, il aurait peut-être besoin de la chaleur que lui apporteraient René, Madeleine et les enfants.
Charging Elk envisagea un instant d’entrer au Royal souhaiter un joyeux Noël au vieux garçon de café ainsi que le faisaient auprès de leurs proches les Soulas et leurs amis. C’était une fête liée à la naissance de l’enfant sacré qui deviendrait ensuite l’enfant du dieu wasichu et s’assiérait à ses côtés en un lieu nommé paradis. L’Indien se demandait pourquoi Wakan Tanka n’avait jamais pris un vrai enfant pour lui tenir compagnie avant de devenir son égal. Du reste, ces derniers temps, il s’interrogeait beaucoup au sujet de Wakan Tanka. Le seul véritable contact qu’il avait eu avec le Grand Esprit, c’était dans le rêve que celui-ci lui avait envoyé. Et pourquoi, s’il avait voulu aider Charging Elk, lui
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