À La Grâce De Marseille
son carnet. «… voyons. Ah oui, Marie Colet. C’est bien cela ?
— Oui, oui ! Marie ! » Le visage de Charging Elk s’éclaira avant de s’assombrir presque aussitôt. « Mais le siyoko l’a tuée.
— Non, non, monsieur. Ce… ce malfaisant ne l’a pas tuée. Elle est bien vivante. En fait, elle se trouve en ce moment même ici, à la préfecture. Je lui ai parlé il y a moins d’une heure. »
L’Indien dévisagea de nouveau l’éditorialiste, les yeux réduits à deux fentes. À présent, il savait qu’il ne devait pas se fier à cet homme. « Le siyoko l’a tuée », répéta-t-il dans un murmure qui se perdit dans les hauteurs de la cellule.
Saint-Cyr avait baissé la tête sous le regard meurtrier du sauvage. Il songeait à appeler le geôlier qui se tenait juste derrière la porte et écoutait leur conversation quand ses yeux tombèrent sur les notes qu’il avait prises, et il se mit à réciter : « Cheveux bruns, trapue, dix-neuf ans. Originaire de la campagne, du Vaucluse. Travaille au Salon depuis trois ans. » Risquant un coup d’œil en direction de l’Indien, il vit une expression de surprise se peindre sur ses traits. Il poursuivit : « Elle a déclaré que vous veniez la voir tous les samedis depuis décembre ou janvier. Elle ne s’en souvient pas avec certitude.
— Alors elle est vivante !
— Vous lui avez offert un camée…
— Wakan Tanka l’a sauvée ! » Il ferma les yeux et continua doucement, comme si Saint-Cyr n’était pas là : « Merci, Tun-kashila, merci pour son cœur qui bat, pour sa peau souple et ses cheveux brillants. J’ai marché à tes côtés toutes les années de ma vie et maintenant tu me fais un autre cadeau. Tu es le bon Grand-Père qui m’a montré la Route rouge et je mourrai avec toi dans mon wanagi pour toujours. Merci, merci, mon Tunkashila, merci pour son cœur qui bat. Et merci pour Poitrine Jaune dont le cœur aussi bat fort pour ton pauvre petit-fils. »
Saint-Cyr écoutait avec fascination l’étrange mélopée. Il regrettait amèrement de ne pas comprendre ce qui se passait dans la tête de l’ Indien. Il savait que la véritable histoire se dissimulait quelque part derrière ce visage cuivré presque émacié, ces yeux d’obsidienne et ces lèvres minces d’où s’échappaient les sons incompréhensibles. Il notait tout cela dans son carnet comme un automate.
« Qu’est-ce qu’elle fait ici ? »
Absorbé dans ses pensées, le journaliste mit un moment à s’apercevoir que la question s’adressait à lui. Il eut un sourire penaud. « Elle est détenue, répondit-il.
— Mais pourquoi ?
— On la soupçonne de…» Saint-Cyr s’interrompit. Un souvenir lui traversa l’esprit, celui de ce même Indien dans une cellule identique à celle-ci, les traits tirés, l’air abattu. Il se rappelait la poignée de main molle, le regard terne, l’odeur de mort qui régnait. Et maintenant que Charging Elk allait sûrement être condamné à la peine capitale, comment pourrait-il lui annoncer que la fille qu’il aimait – peut-être la seule personne qu’il eût aimé au cours de sa pauvre existence – avait conspiré avec Breteuil pour le droguer afin que ce dernier pût accomplir son acte infâme ? Elle avait tout raconté au journaliste moins d’une heure auparavant. Honteuse du rôle qu’elle avait joué, elle était effrayée et inquiète – mais surtout pour elle, à dire vrai. Qu’allait-elle devenir ? Elle n’avait guère semblé se soucier du sort de Charging Elk. Sur le moment, Saint-Cyr avait trouvé sa réaction bien naturelle. Pourquoi se préoccuperait-elle de ce qui pourrait arriver à un de ses clients ? Mais de son côté, l’Indien paraissait croire qu’ils entretenaient plutôt une relation amoureuse. Après tout, cela aussi était naturel. Quoi de plus normal qu’un homme s’amourache d’une putain. Oh ! ma douce et confortable Fortune !
« Les vingt minutes sont écoulées !
— Encore un petit instant, s’il vous plaît ! » Saint-Cyr jeta un coup d’œil sur ses notes. Il ne tenait pas grand-chose. Une simple description et quelques gribouillages, ainsi qu’une tentative pour transcrire le mot étrange que le Peau-Rouge avait prononcé. Siyoko. Malfaisant. Il referma son carnet. Bell et Marie Colet lui en avaient appris assez pour donner matière à un premier article. Il aurait aussi de quoi tracer un portrait relativement fidèle de l’Indien, mais
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