À La Grâce De Marseille
monsieur Bell, de lui confier Charging Elk. Sur la Canebière, il passa devant la boutique de la diseuse de bonne aventure avec ses rideaux rouges, ses bougies qui brûlaient en plein jour et l’œil peint sur la vitrine. L’espace d’un instant, et pour la première fois de sa vie, il envisagea d’entrer consulter la voyante, mais à l’idée de ce qu’il pourrait apprendre, il réprima un frisson et accéléra le pas pour regagner son domicile où l’attendait l’excellent déjeuner préparé par Madeleine, laquelle ne se doutait toujours de rien.
En arrivant, il eut la surprise de trouver chez lui un inconnu, un curieux personnage par surcroît. L’homme était installé sur le divan, jambes croisées, une tasse de café en équilibre sur un genou. Il portait une ample blouse de soie bleu marine avec une lavallière assortie, et son pantalon couleur crème au pli impeccable tombait tout aussi impeccablement sur ses bottines pointues en cuir fauve. René regarda Madeleine comme pour s’assurer qu’il ne s’était pas trompé de maison, et il lut sur son visage une expression où semblaient se mêler l’horreur et une sorte d’inquiétude teintée d’expectative.
« Je te présente monsieur Saint-Cyr. C’est un journaliste. » Elle se tourna vers ce dernier : « Et voici mon mari, René. »
L’homme se leva et tendit la main d’une manière bizarre. « Enchanté, monsieur Soulas. Je suis ravi de faire votre connaissance. » Tandis que René lui serrait la main, il reprit : « Certes, j’aurais préféré que ce ne fût pas dans d’aussi douloureuses circonstances.
— Oui, bien sûr. » René jeta un coup d’œil à Madeleine et comprit qu’elle savait. Il aurait souhaité le lui annoncer en temps voulu, mais peut-être était-ce mieux ainsi. Les semaines ou les mois qui allaient suivre seraient sans doute difficiles, mais elle méritait de savoir.
« Je lis régulièrement vos éditoriaux, monsieur Saint-Cyr. C’est un honneur pour moi de recevoir la visite d’un grand journaliste. » Puis il ajouta : « Mais votre portrait ne vous rend pas justice. »
Il regretta aussitôt ses paroles, mais Saint-Cyr éclata de rire. Il était habitué à ce genre de réaction. Même à la Gazette, ses camarades journalistes le plaisantaient sur ses tenues flamboyantes qui paraissaient devenir de plus en plus extravagantes au fil des années. Il en était de même pour sa prose, et les lecteurs adoraient cela.
« Je vous en prie, asseyez-vous, monsieur. Aimeriez-vous encore un peu de café ? Madeleine…» Mais celle-ci se dirigeait déjà vers la cuisine. René regarda Saint-Cyr se caler contre les coussins du divan, admirant au passage la délicatesse avec laquelle une jambe venait prendre place sur l’autre. Le mince et pimpant éditorialiste s’installait confortablement, comme s’il était à l’aise partout dans le monde. Malgré les « douloureuses circonstances », René ne pouvait s’empêcher d’être fier d’accueillir chez lui un personnage aussi illustre. « Un cigare, peut-être ? suggéra-t-il.
— Non, non, je vous remercie. J’ai mes propres cigarettes. » Saint-Cyr en prit une dans son paquet, et René nota qu’il s’était servi en guise de cendrier de la petite coupe en argent de Madeleine remplie de fleurs séchées. Il y avait déjà deux mégots dedans. Le journaliste alluma sa cigarette et laissa tomber l’allumette dans la coupe. Tout en redoutant que les fleurs prennent feu, René songea qu’il serait maladroit de sa part d’aller maintenant lui chercher un cendrier.
Saint-Cyr se pencha légèrement et dit à voix basse : « Je suis infiniment désolé pour votre femme. Je croyais qu’elle était au courant. Je crains que cela ne lui ait procuré un choc.
— Elle aurait bien fini par l’apprendre. J’avais l’intention de le lui dire moi-même, peut-être dès aujourd’hui. »
De fait, ce que René aurait voulu, c’était voir d’abord Charging Elk et lui parler avant d’annoncer la terrible nouvelle à Madeleine. Il l’expliqua à Saint-Cyr.
« Je pourrais peut-être intercéder en votre faveur et vous obtenir l’autorisation de lui rendre visite. Peut-être même demain. »
Deux mois et demi s’étaient écoulés, et René n’avait toujours pas vu Charging Elk. Le surlendemain de sa visite, il avait lu l’éditorial de Saint-Cyr et avait été plus qu’impressionné par son art de construire une histoire
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