À La Grâce De Marseille
il lui faudrait recueillir davantage d’informations avant le début du procès.
« Vous désirez que je vous apporte quelque chose lors de ma prochaine visite – en plus des cigarettes ? »
Charging Elk, penché en avant, les coudes sur les genoux, étudiait les initiales gravées sur le mur. « Non, merci, répondit-il.
— Je pourrais peut-être transmettre un message à quelqu’un, à votre travail ou à un voisin ? » suggéra Saint-Cyr.
Sa proposition était sincère, mais voyant une lueur d’anxiété briller dans les yeux du sauvage, son instinct de journaliste se réveilla et il poursuivit : « Il y a certainement quelqu’un qui s’inquiète pour vous, qui aimerait savoir que vous êtes en vie. Si vous avez un nom à me communiquer, je pourrais au moins rassurer cette personne. »
Le geôlier entra dans la cellule. « Il faut que vous partiez, maintenant. Si on vous découvre ici, je risque de perdre ma place.
— Laissez-moi vous aider. Un simple nom…
— S’il vous plaît, monsieur. J’ai trois bouches à nourrir. » L’homme saisit Saint-Cyr par le coude pour l’obliger à se lever.
« René Soulas. »
Le journaliste et le geôlier se figèrent ainsi, dans une pose quelque peu ridicule. Charging Elk esquissa un sourire, comme s’il trouvait la chose amusante, mais ses yeux demeurèrent froids.
« Où habite-t-il ? » Saint-Cyr s’était repris, de même que le geôlier qui le poussait vers la porte.
« 11, rue d’Aubagne. C’est mon ami. Dites-lui de ne pas s’inquiéter. »
La porte se referma dans un claquement sec qui coupa la fin de la phrase. Charging Elk resta un moment assis sur le bord de sa paillasse, contemplant sans les voir les inscriptions sur le mur. Il n’avait pas pensé aux Soulas depuis deux sommeils, et le nom de René lui avait même paru bizarre dans sa bouche. Il tira une autre cigarette du paquet et la regarda, caressant d’un geste machinal le petit cylindre lisse. Son cœur se serra. Qu’est-ce que Madeleine allait penser ? Elle avait cru qu’il avait une vraie petite amie qu’il leur amènerait un dimanche à dîner. Maintenant, elle saurait la vérité. Il se tourna vers la porte, mais ne rencontra plus que le silence. Il était trop tard pour dire à Poitrine Jaune qu’il avait changé d’avis et ne voulait plus qu’il aille trouver René Soulas. Ses tempes commencèrent à battre. La migraine le guettait qui l’obligerait à s’allonger et à fermer les paupières pour se protéger de la lumière qui filtrait par la haute fenêtre.
Il redoutait cette douleur de même qu’il redoutait les derniers sommeils de sa vie. Il se demandait si on viendrait le chercher ce soir, demain ou après-demain. La mort ne le dérangeait pas – pourtant, il ne l’appelait pas de tous ses vœux comme quatre ans plus tôt lorsqu’il avait chanté son chant de mort trois sommeils d’affilée –, mais il n’aimait pas l’idée d’attendre. Il préférerait qu’on vienne ce soir. Il glissa la cigarette entre ses lèvres et gratta une allumette. Une pensée jaillit dans son esprit : Wakan Tanka lui avait envoyé Poitrine Jaune à deux reprises. Peut-être avait-il un plan en définitive. Mais qu’est-ce que Poitrine Jaune pouvait faire ? Ce n’était pas un magicien capable de rendre Charging Elk invisible ou de lui recoller la tête après que le grand couteau de fer l’aurait tranchée. Malgré tout, il lui avait offert son aide. Le regard rivé sur la petite flamme jaune, l’Indien se permit de conserver une lueur d’espoir.
Tandis qu’il tirait sur sa cigarette, il pensa à Marie et se demanda, juste avant qu’une douleur fulgurante ne lui vrille le crâne, comment il se faisait qu’elle soit encore en vie et que le siyoko ne l’ait pas tuée. Il avait eu l’intention de poser la question à Poitrine Jaune, mais il n’en avait pas eu le temps. Maintenant, il ne saurait jamais.
16
La matinée du 16 août 1894 était une matinée typique de fin d’été : chaude et humide sous un ciel sans nuages, et relativement calme à onze heures, alors que la plupart des gens étaient rentrés du marché ou travaillaient dans les usines et les magasins. Quelques personnes étaient attablées aux terrasses sous des parasols, devant des cafés ou des citrons pressés. De temps en temps, un fiacre ou une voiture de livraison passaient en bringuebalant, et plus rarement encore, un omnibus presque vide remontait avec lenteur la
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