À La Grâce De Marseille
offrit une cigarette à Charging Elk avant d’en prendre une pour lui, puis il gratta une allumette dont il tendit la flamme au prisonnier en se soulevant de son tabouret. « Excusez-moi, dit-il. J’ai été trop vite pour vous. Je vais m’efforcer de parler plus lentement et distinctement. »
Charging Elk le considéra un instant, bouche bée. « Poitrine Jaune, balbutia-t-il en lakota. C’est Poitrine Jaune, le heyoka. » Il venait de se rappeler que la dernière fois, Poitrine Jaune lui avait donné un paquet de cigarettes entamé. Au souvenir de la petite cérémonie qu’il avait pratiquée avec le tabac, son cœur fit un bond dans sa poitrine. « Vous êtes venu m’aider », reprit-il, toujours en lakota.
Pour le coup, ce fut au tour de Saint-Cyr d’ouvrir de grands yeux devant les sonorités rauques de cette langue étrange. Il n’en avait pas saisi un seul mot. « C’est moi qui suis perdu cette fois-ci, fit-il en riant. C’est votre langue indienne ? On m’avait pourtant assuré que vous parliez français.
— Ah oui ! Je parle français. Mais pas très bien. »
Saint-Cyr lança le paquet de cigarettes et les allumettes sur le lit. « C’est pour vous, mon ami. » Puis il sortit son carnet et poursuivit : « Nous n’avons pas beaucoup de temps. Vous pouvez me raconter ce qui s’est passé au bordel ? »
Charging Elk tira une bouffée de sa cigarette et leva les yeux vers la fenêtre grillagée. Le mot « bordel » ne l’effraya pas, mais il ne désirait pas évoquer de nouveau ces terribles images.
« Pourquoi êtes-vous en prison ? »
Si cet homme était vraiment venu pour le sauver, ne devrait-il pas tout lui dire ? Il comprendrait la raison de son acte. « J’ai tué un esprit malfaisant, dit-il alors.
— Pourquoi ? »
Charging Elk continua à fumer, regardant les volutes bleuâtres s’élever vers le plafond. Se sentant soudain presque nu devant l’homme au teint pâle, il remit sa chemise, remarquant au passage que le col amidonné avait disparu et, les yeux baissés, il entreprit de la boutonner.
« Pourquoi avez-vous tué un homme dans cette maison de passe ? Qu’est-ce qu’il représentait pour vous ? »
L’Indien ôta la cigarette de sa bouche et examina Saint-Cyr. Il n’avait pas l’air d’un gendarme, mais le prisonnier soupçonnait encore une ruse. D’un autre côté, pourquoi cet homme qui l’avait naguère aidé chercherait-il aujourd’hui à le tromper ?
Saint-Cyr paraissait comprendre les réticences du Peau-Rouge. Et puis, soudain, il se sentit mal à l’aise sous ce regard qui semblait le transpercer.
« Oui, bien sûr ! s’écria-t-il brusquement. J’ai oublié de vous dire, je suis journaliste, à La Gazette du Midi. Vous connaissez peut-être ? » Comme Charging Elk ne réagissait pas, il continua, détachant bien ses mots : « J’écris sur l’injustice. Pour que je puisse vous aider, il faut que vous répondiez à mes questions.
— Vous n’êtes pas gendarme ?
— Je jure sur la Vierge Noire que je ne suis qu’un humble reporter qui ne demande qu’à vous aider. D’accord ?
— D’accord. » Charging Elk jeta son mégot dans le seau hygiénique au pied de la paillasse. « Celui que j’ai tué n’était pas un homme comme vous et moi mais un siyoko. »
Saint-Cyr qui avait commencé à griffonner s’interrompit. « Pardon ? Un si… un si quoi ?
— Un siyoko.
— Vous pouvez m’épeler ?
— Non.
— Mais qu’est-ce que cela signifie ?
— Un malfaisant.
— Un esprit malfaisant ?
— Un malfaisant. »
Saint-Cyr, secouant la tête, écrivit « malfaisant », puis il demanda : « Et pour quelle raison l’avez-vous tué ?
— Parce qu’il était le mal. On tue toujours le mal. »
Le journaliste tapota de son crayon la page ouverte de son carnet. On lui avait certifié que l’Indien maîtrisait le français, mais rien de ce qu’il disait ne paraissait avoir de sens, comme si le cerveau de ce sauvage ne fonctionnait pas de la même manière que celui des hommes ordinaires. Il décida alors de s’y prendre autrement. « Si vous voulez que j’essaie de vous sortir de prison, il faut que vous me disiez tout, dans les moindres détails. Vous comprenez ?
— Bien entendu. Je vous dirai tout, oui.
— Parfait. Reportons-nous à quelques mois en arrière. Vous fréquentiez l’une des putains, l’une des filles. Elle s’appelait…» Il feuilleta
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