À La Grâce De Marseille
Canebière ou la rue de la République, tandis que les chevaux, le poil luisant de sueur, s’arrêtaient automatiquement à chaque carrefour.
René Soulas et sa femme Madeleine attendaient l’omnibus au coin de la Canebière et du cours Saint-Louis. Ils se hissèrent sur la plate-forme arrière et s’installèrent à l’intérieur. René avait passé la matinée à la poissonnerie, et après avoir laissé à François le soin de nettoyer, il s’était hâté de rentrer chez lui pour se laver et se changer, mettant son plus beau costume. Madeleine était déjà prête, habillée de sa robe provençale bleu marine au col et aux poignets ornés de dentelles et coiffée de son chapeau de paille noir surmonté de fruits rouges artificiels. Ils n’avaient pratiquement pas échangé une parole. Ils redoutaient les heures et les jours qui allaient suivre.
Quelques semaines plus tôt au marché, René, profitant d’un creux, avait lu le petit article paru dans La Gazette du Midi. Il en fut si troublé qu’il n’en parla ni à Madeleine ni à François. Il continua à vendre son poisson jusqu’à l’heure de la fermeture, puis après avoir ôté son tablier et s’être lavé les mains – Dieu merci, Madeleine était déjà partie afin de préparer le déjeuner –, il se précipita au pas de course à la préfecture. Dans le hall, il dut s’adosser un instant à un pilier pour reprendre sa respiration.
Il avait été doublement choqué : d’abord, bien sûr, parce que Charging Elk avait tué un homme, et ensuite parce que le meurtre avait eu lieu rue Sainte. Et il se sentait doublement trahi : Charging Elk avait demandé à quitter leur maison près de trois ans auparavant et malgré toutes les mises en garde de René contre les tentations de Marseille, le jeune Indien avait atterri dans un bordel situé au cœur du quartier le plus mal famé de la ville.
Appuyé au pilier, encore hors d’haleine, il s’efforça de se calmer. Il oscillait entre la colère et la crainte. Il était furieux contre Charging Elk qui s’était mis dans une situation pareille, et il était furieux contre lui-même qui, d’une certaine manière, avait permis cela. Il aurait dû se montrer plus ferme dans sa condamnation du mal. Et il avait peur parce que le jeune Indien risquait la guillotine. Il fallait qu’il fasse quelque chose. Il fallait qu’il voie Charging Elk. Il décida de faire abstraction de sa colère et de tâcher de réconforter le jeune homme de son mieux.
Lorsqu’il se présenta, le sergent de service lui annonça que le prisonnier n’avait droit à aucune visite. René eut beau lui expliquer qu’il avait hébergé Charging Elk pendant deux ans, qu’il était comme un père pour lui et que l’Indien n’avait personne d’autre, le policier se borna à répéter : « Pas de visites, monsieur. »
René n’en souffla mot à Madeleine. Il savait qu’elle ne tomberait pas sur l’article, car elle ne lisait jamais les journaux. Il n’y avait rien dedans qui l’intéressait et, affirmait-elle, ils étaient tout juste bons à emballer le poisson ou les marrons chauds. Au dîner, René manifesta un entrain inhabituel, mais il ne dormit pas de la nuit et le lendemain après le marché, il retourna à la préfecture. Cette fois, il réussit à voir un capitaine qui parut l’écouter avec attention, prenant des notes, mais à la fin, il lui dit la même chose que le sergent, lui donnant cependant un semblant d’explication : le juge d’instruction voulait conduire les interrogatoires sans intervention extérieure avant de déterminer s’il y avait bien eu crime et si l’affaire relevait ou non d’une cour d’assises. La justice fonctionnait ainsi et monsieur Soulas devait le comprendre.
Or, monsieur Soulas ne le comprenait pas. Quel mal y aurait-il à apporter un peu de réconfort à une âme perdue ? Ne devait-on pas tout faire pour aider son prochain ? Et la Bible ne disait-elle pas : « Faites donc aux hommes tout ce que vous voulez qu’ils vous fassent » ?
Le capitaine était bien d’accord, mais, aussi regrettable que cela fût, la loi de Dieu n’était pas la seule loi. Il conseilla à René de garder espoir. Peut-être que le juge ne retiendrait aucune charge contre le Peau-Rouge. Peut-être qu’il s’agissait d’une déplorable erreur.
René rentra chez lui, plus démoralisé que jamais. Il s’en voulait terriblement d’être parvenu à convaincre l’Américain, ce
Weitere Kostenlose Bücher