À La Grâce De Marseille
de venir le dimanche environ deux mois avant le drame pour lequel il comparaît devant cette cour ?
— C’était à cause de son travail. Le travail dans une savonnerie est extrêmement pénible. Il était souvent trop épuisé.
— Je comprends, monsieur. Donc, si je vous entends bien, il ne venait plus le dimanche parce qu’il était fatigué ?
— Oui.
— Mais pas trop fatigué pour rendre visite à la jeune prostituée tous les samedis soir ? Est-ce que cela ne vous apparaît pas comme un terrible manque de reconnaissance à votre égard, monsieur Soulas ? »
René leva les yeux vers le balcon. Il ne distinguait au-dessus de la balustrade que la tête et les épaules de Madeleine. Elle se tenait assise droite, les traits figés, et René comprit que leur vie ne serait plus jamais pareille. Ils ne pourraient plus jamais se montrer aussi confiants.
« Ce n’est qu’un homme », répondit-il d’une voix triste.
17
L’éditorial de Saint-Cyr, intitulé « La vie de Marseille », paraissait d’ordinaire deux fois par semaine, les mardis et les vendredis, mais depuis le début du procès, on pouvait le lire tous les jours sous des titres du genre « Une étrange justice », « Le drapeau oublié » ou « Un innocent sur le banc des accusés ? » Il vitupérait une justice qui semblait avoir été importée de Paris et qui n’avait pas grand-chose à voir avec les valeurs et les traditions marseillaises. Il parlait du drapeau tricolore piétiné, celui qui avait flotté fièrement sur la Bastille, imbibé du sang des révolutionnaires. Il accusait les hommes politiques d’avoir manqué à leur devoir qui était de protéger les citoyens, parce qu’ils avaient nommé aux postes de responsabilité des hommes médiocres dont la seule qualité était leur soumission à un système corrompu.
Où il se montrait cependant le plus caustique, c’était en dépeignant Charging Elk sous les traits d’une victime tant de la cour d’assises que des gouvernements américain et français. Il faisait remarquer que le seul Américain venu témoigner se trouvait être un obscur avocat qui se tuait à la tâche au plus profond des entrailles du consulat, qui paraissait n’avoir jamais vu la lumière du jour autour du Vieux-Port et qui affirmait ne rien savoir du cas Charging Elk, sinon que le gouvernement américain avait diligenté une enquête. Et pendant ce temps-là, le seul à être au courant de l’affaire, Franklin Bell, l’ex-vice-consul, avait été prié de faire ses valises et de regagner l’Amérique, où le tribunal était dans l’impossibilité de le joindre.
Quant au gouvernement français, il était à ce point empêtré dans sa bureaucratie moyenâgeuse que, durant quatre longues années, il avait été incapable d’aider le pauvre sauvage à regagner son pays. Le crime commis dans des circonstances dépassant l’imagination et dont il était accusé n’aurait jamais dû avoir lieu. Le sauvage, Charging Elk, aurait dû être depuis longtemps de retour en Amérique à « chevaucher gaiement sur les plaines de son bien-aimé Dakota, à chasser et à pêcher en compagnie de ses camarades, ou bien, peut-être déjà marié à quelque charmante “squaw”, occupé à élever ses “papooses” et à cultiver son champ de maïs. Qui est le véritable responsable de la mort de Breteuil, artisan de son propre funeste destin ? Et qui sera responsable de l’exécution annoncée du sauvage ? Réfléchissez, citoyens de Marseille ! Et faites entendre votre voix ! »
Charging Elk, assis sur le banc du fourgon cellulaire noir qui le ramenait à la prison de la préfecture, écoutait les bruits de la rue. Ce trajet, qu’il effectuait ainsi deux fois par jour depuis près de trois semaines, le déprimait. Il allait devoir quitter son costume pour enfiler l’uniforme gris des prisonniers avant de se retrouver de nouveau enfermé dans sa cellule éclairée par la haute fenêtre où il n’aurait droit qu’à une soupe aigre dans laquelle flottaient des espèces de filaments verts accompagnée d’un quignon de pain sec qui se désintégrait en miettes dures quand on mordait dedans.
Il savait que la fin était proche. Il le devinait aux accents des voix qui s’élevaient dans le prétoire, à la sévérité avec laquelle le juge en robe rouge reprenait sans cesse son avocat pour lui reprocher ceci ou cela. Durant une interruption de séance, celui-ci avait grimpé les
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