À La Grâce De Marseille
par le grand capital.
On chantait des chansons, et surtout des chansons provençales qui parlaient de bravoure, de loyauté et d’indépendance. Au moins deux fois par jour, une Marseillaise éclatait, venant célébrer l’esprit de la Révolution. Le grand poète Frédéric Mistral en personne prononça un discours à la gloire du peuple provençal, insistant sur la nécessité de continuer à parler la langue d’oc afin d’assurer la pérennité de la culture provençale. Il ne dit pas un mot du sort de Charging Elk et des immigrés. En réalité, pendant que la foule écoutait avec patience, le petit poète aux cheveux blancs, l’un des pères fondateurs du félibrige, paraissait curieusement déplacé. Quoi qu’il en soit, Saint-Cyr en fit le héros de son éditorial du lendemain et fustigea « un gouvernement français centralisateur et dépersonnalisé qui a plusieurs fois tenté de réduire le poète au silence… lequel, sans se laisser intimider, continue courageusement à chanter l’âme du peuple devant ces hommes politiques, ces pantins qui s’efforcent par tous les moyens de tuer la langue provençale et le plus grand poète français contemporain ».
Saint-Cyr n’était pas entièrement satisfait de son papier. Il aurait désiré associer le poète et l’Indien, mais c’était presque impossible. Mistral n’avait rien d’un activiste. Il ne semblait pas s’intéresser autrement à la cause que le journaliste défendait et ne cherchait en aucune manière à soulever la foule. Mais la foule était là, et c’était bien cela qui importait. Grâce à quelques habiles traits de plume, Saint-Cyr était néanmoins parvenu à donner l’impression que le poète aussi, à l’image de tous les Marseillais, considérait comme inique le procès qui se déroulait au Palais de Justice.
Les choses ne se présentaient pas sous les meilleurs auspices pour Charging Elk et son avocat. À la suite de la première manifestation, le président de la cour d’assises avait ordonné qu’on fermât les fenêtres et qu’on tirât les tentures. Les sons n’étaient pas complètement étouffés – aux accents de la Marseillaise, par exemple, les spectateurs faillirent plus d’une fois se lever d’un bloc –, mais on n’entendait plus, en général, qu’un bruit de fond confus d’où émergeaient de temps en temps quelques cris et applaudissements.
Naturellement, tous les gens présents dans la salle savaient ce qui se passait. À l’exception des jurés, tout le monde lisait les quotidiens. Et quand le président levait la séance, le public se ruait dehors pour rejoindre les manifestants qui attendaient le panier à salade devant ramener l’accusé à la préfecture. Dès qu’il apparaissait, ils vociféraient aussi fort que les autres. Les jurés eux-mêmes étaient tenus au courant par l’huissier qui leur faisait promettre de ne rien dire.
En réalité, les manifestations semblaient avant tout irriter les magistrats et les inciter à en terminer au plus vite avec le procès. On autorisa Charging Elk à s’exprimer, mais il n’en profita guère, surtout à cause de son mauvais français. L’avocat l’avait supplié de reconnaître sa culpabilité tout en expliquant qu’il avait agi sur une impulsion en réaction à l’acte horrible que l’on commettait sur sa personne. Et surtout, il l’avait exhorté à demander l’indulgence de la cour.
L’accusé commença donc ainsi : « Je suis Charging Elk, fils de Scrub et de Doubles Back Woman, petit-fils de Scabby Bull et de Goodkill. Je suis de la tribu lakota. Je viens d’Amérique avec Buffalo Bill et mes amis lakotas. Mais ils sont partis maintenant et je suis seul. Pendant quatre ans, j’ai vécu parmi vous, mais vous ne me connaissez pas et je ne vous connais pas. Même les oiseaux blancs qui volent au milieu de vos bateaux de feu, je ne les connais pas. Les poissons que vous péchez dans la grande eau, je ne les aime pas. Même la viande de vos animaux ne remplit pas l’estomac de celui qui a goûté la chair du bison. Je ne sais rien de cette salle pleine de lois ou de cet homme (il désigna le procureur) qui vous disent que Charging Elk est un homme mauvais. Je vois ceux-là sur les longs bancs qui l’écoutent avec de grandes oreilles et je sais qu’ils sont de son côté. Pourtant, je n’ai fait que ce que tout homme de mon peuple aurait fait à un siyoko…»
Il s’interrompit brusquement et se passa la main sur le
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