À La Grâce De Marseille
remplacé par une expression où se lisaient à la fois la détermination et la résignation. « Non. Tu dois suivre Buffalo Bill. Tu as été choisi et si tu renonces, tu deviendras bientôt mélancolique, assailli de doutes. Dans un sommeil, sept sommeils ou deux lunes, tu regretteras de tout ton cœur de ne pas être parti. Tu seras au Bastion, mais tes pensées seront dans le pays lointain. Et moi, je ne me plairai plus en ta compagnie.
— Mes pensées seront ici », répliqua Charging Elk. Il était furieux que son ami s’imaginât si bien le connaître. Il talonna violemment son cheval alezan qui frémit et bondit en avant, puis adopta un trot facile qu’il était capable de maintenir des heures durant. Nombreuses étaient les fois où Grand Coureur l’avait ainsi conduit au Bastion à travers les Mauvaises Terres.
Strikes Plenty le rattrapa et agrippa les rênes de cuir brut tressé au niveau de l’encolure du cheval qui tourna la tête. Les deux cavaliers s’arrêtèrent et se mesurèrent du regard. Pour la première fois, l’atmosphère entre eux était chargée d’électricité. Charging Elk s’apprêtait à dire quelque chose qu’il risquait de regretter quand Strikes Plenty leva la main pour le faire taire.
Ils étaient seuls sur la plaine, entourés par les vallons et les collines ondoyantes. Il n’y avait ni arbres, ni cabanes, ni animaux, sinon un faucon solitaire qui décrivait des cercles vers le nord, minuscule tache noire qui attira un instant le regard de Charging Elk avant de se perdre dans l’immensité du ciel bleu.
« Je ne retourne pas au Bastion, déclara Strikes Plenty d’une voix douce mais sur un ton décidé. J’y réfléchis depuis un moment. Je n’ai plus rien à faire là-bas. Au début, c’était amusant, c’était bien de se sentir libre, de prendre du bon temps, mais l’hiver dernier, pendant la lune-des-neiges-aveuglantes, j’ai été chasser et j’ai aperçu sur une crête au loin un ancien qui chassait lui aussi. Il portait des vêtements en fourrure de coyote et une coiffe de loup sur la tête, et il chevauchait un suka wakan décharné. Alors, je me suis vu, devenu comme lui. Mon frère Charging Elk se mariera, me suis-je dit alors, et pendant qu’il sera au chaud dans son tipi avec ses enfants, moi, je serai dehors, seul, comme d’autres pareils à moi, mourant de froid et de faim en hiver, errant à l’aventure en été. » Strikes Plenty se tut et contempla le soleil couchant, les yeux étrécis pour se protéger de son éclat, les lèvres serrées comme s’il avait dit tout ce qu’il avait à dire et qu’il attendît une réponse.
Or, Charging Elk ne savait quoi répondre. Il se sentait soudain en proie à l’incertitude. Strikes Plenty avait raison, non pas au sujet de cette histoire de mariage et de temps perdu au Bastion, mais sur le fait que les deux dernières années n’avaient pas été particulièrement drôles. Les deux kolas avaient eu de plus en plus de mal à se remplir l’estomac de viande et à survivre aux hivers rigoureux. S’ils retournaient là-bas, ils perdraient contact avec leurs parents un nouvel hiver, et Charging Elk n’y tenait pas.
« Si je pars avec Buffalo Bill, qu’est-ce que tu feras ? »
Le sourire revint éclairer le visage de Strikes Plenty. « Me trouver une femme, me fixer. Il y a plein de femmes au camp du Tourbillon.
— Mais après, qu’est-ce que tu feras ? Planter des pommes de terre ? »
Strikes Plenty éclata de rire. « Qui sait ? Peut-être que je demanderai à ma femme d’en planter. On dit que le wasichu le fait faire à sa femme. Et quand il va en ville, il plante autre chose. »
Le cheval de Charging Elk piaffait d’impatience. Il essayait de brouter, martelait le sol de ses sabots, s’ébrouait. Grand Coureur voulait retrouver le Bastion. Il y avait des juments là-bas.
« C’est ce que tu as de mieux à faire, reprit Strikes Plenty. Tu connaîtras le pays d’où viennent ces hommes blancs. Tu verras de grandes choses, tu gagneras de l’argent, tu t’amuseras. Moi, je mangerai des pommes de terre et j’engraisserai, et à ton retour, peut-être que j’aurai une winyan et une tripotée d’enfants.
— Tu me manqueras trop. Je penserai trop aux bons moments que nous avons vécus ensemble, mon ami, mon frère.
— Ce temps-là est révolu, Charging Elk. Nous devons suivre la direction que prend notre regard et voir ce qui est devant nous. Aujourd’hui,
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