À La Grâce De Marseille
n’existait plus, disait-il. Les chefs américains obligeaient les ikce wicasa à planter des pommes de terre et du maïs. Est-ce que c’était une vie pour un peuple qui chassait le bison ?
Featherman était mort à présent. Il n’avait pas de femme, mais il resterait ici. Et sa nagi ne retournerait jamais au pays rejoindre le peuple des disparus. Un frisson courut le long de l’échine de Charging Elk. Il fallait qu’il se lève. Alors qu’il se préparait à bouger, il se demanda où pouvait être Featherman. À Paris, ils avaient visité un vaste champ de pierres où l’on mettait les hommes blancs dans la terre. S’il trouvait sa pierre, il pourrait célébrer une cérémonie, comme il avait vu maintes fois le wicasa wakan le faire au Bastion, afin de libérer l’esprit de son ami. Cette pensée lui remonta le moral, jusqu’au moment où il se rappela le nombre impressionnant de pierres funéraires que comptaient les champs des hommes blancs.
Charging Elk se releva et, adossé au mur, fit jouer ses épaules, puis il plia les genoux à deux ou trois reprises pour les assouplir. Le froid engourdissait la douleur de sa cage thoracique. Après son évasion, il avait envisagé d’ôter la bande qui lui comprimait la poitrine, mais il avait oublié et maintenant il ne le regrettait pas, car le tissu, aussi mince fût-il, ainsi que le manteau bien épais, ne tardèrent pas à le réchauffer un peu. Il remonta le col sous son menton et contempla la lumière jaune qui filtrait par la porte entrouverte. L’odeur de pain frais manqua le faire défaillir. Il devait absolument tenter quelque chose, sinon la faim le tenaillerait toute la journée.
Alors qu’il risquait un pas vers la porte, il entendit le claquement des sabots d’un cheval sur les pavés de la rue. Il se plaqua contre le mur et tendit l’oreille. Le bruit se rapprocha et le cheval apparut, tirant une charrette remplie d’un chargement dissimulé sous une bâche. Un homme le menait, pelotonné sur le siège, une pipe à la bouche. Charging Elk, suivant des yeux la charrette qui tournait le coin, perçut une odeur forte et désagréable. Une odeur qu’il reconnut aussitôt. Celle de la mer.
Il faisait maintenant assez jour pour que les passants le repèrent. Retenant son souffle, tous les sens en alerte, il s’avança hardiment vers la porte. Il passa la tête à l’intérieur et vit une femme penchée au-dessus d’une table qui pétrissait de la pâte. Il se réfugia dans l’encoignure. Il avait eu le temps d’apercevoir également deux vastes fours noirs encastrés dans le mur, un évier, une autre table, trois ou quatre larges paniers. Puis il entendit une voix, une voix d’homme. La femme dit quelque chose, l’homme prononça encore quelques mots, puis ils se turent. Charging Elk jeta un nouveau coup d’œil autour de lui, puis il s’intéressa aux paniers. De fait, il y en avait trois, remplis de longs pains. Il en avait déjà mangé à Paris, quand ses amis et lui se réunissaient dans la grande tente qui servait de cantine au campement de la troupe de Buffalo Bill dans le bois de Boulogne. C’était à la fois mou et craquant, et délicieux à tremper dans le pejuta sapa du matin.
La femme était petite, âgée d’une cinquantaine d’années. Ses manches retroussées laissaient voir des bras noueux et vigoureux. Elle avait les cheveux ramenés sous une coiffe blanche et portait un tablier blanc. Elle se tenait de profil, si bien que Charging Elk se rendait compte qu’elle ne manquerait pas de le voir s’il tentait de se glisser derrière elle. Il envisagea un instant de se précipiter en courant, de la bousculer si nécessaire, et de s’emparer d’un de ces longs pains. Seulement, il se savait parfaitement incapable de courir, si bien qu’il se ferait prendre et qu’on le reconduirait à la maison des malades ou, pire, à la maison de fer où l’on enfermait les mauvaises personnes.
Au moment où il s’apprêtait à partir, il entendit l’homme appeler d’un autre endroit et la femme lui répondre sur un ton qui paraissait agacé. Charging Elk passa de nouveau la tête et vit la femme s’essuyer les mains sur son tablier, puis, les épaules voûtées, ronchonnante, se diriger vers le devant du magasin avec ses vitrines. Il ne perdit pas une seconde. Il pénétra dans la pièce, fonça vers les paniers et saisit deux longs pains qu’il cacha sous son manteau avant de ressortir aussi discrètement qu’il
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