À La Grâce De Marseille
était entré.
Les pavés de la ruelle étaient humides et sales. Il prit dans la direction opposée à la maison des malades. Il faisait sombre le long des hauts bâtiments et il devait avancer avec prudence. Le pain était chaud contre sa poitrine. Il s’imaginait déjà entendre des cris et un bruit de course derrière lui. Il savait qu’affaibli comme il l’était, sans parler de ses côtes douloureuses qui l’empêchaient de respirer, il se ferait tout de suite rattraper.
Arrivé au bout de la ruelle, il se blottit dans l’embrasure d’une porte qui avait été murée, puis jeta un regard derrière lui. Personne. Il reprit son souffle, puis il s’accroupit. Il ne voulait pas s’asseoir, car il lui faudrait trop longtemps pour se relever.
Il glissa la main sous son manteau, brisa un morceau de pain long et le dévora goulûment. C’était bon et chaud, ce qui lui rappela le pain que faisait sa mère. Doubles Back Woman avait appris à cuire le pain dans le fourneau en fonte de la cabane. Quand son kola, Strikes Plenty, et lui venaient leur rendre visite, sa mère leur donnait du pain qu’ils mangeaient avec du beurre et du miel en buvant du pejuta sapa. Elle gardait toujours un pot de médecine noire sur le coin du feu, et elle le leur servait dans des gobelets en fer-blanc munis d’anses. Ensuite, lorsqu’il y en avait, elle préparait de la viande bouillie accompagnée de navets et de pommes de terre. Mâchant son pain, Charging Elk rêvait quand même de viande bouillie. Chez sa mère, Strikes Plenty et lui n’en avaient jamais assez.
Charging Elk, qui mangeait à présent plus calmement, plus pensivement, se remémora le jour où les recruteurs de Buffalo Bill étaient venus à Pine Ridge sélectionner les jeunes Oglalas pour partir en tournée avec le Wild West Show. Charging Elk et Strikes Plenty se trouvaient là quand Scrub, le père de Charging Elk, avait mentionné en passant que, dans trois sommeils, les jeunes gens du village devaient se réunir afin de démontrer leurs talents devant les recruteurs. Ils étaient tous très excités, parce que, avec la troupe, ils iraient dans un pays au-delà de la grande eau, le pays élu d’où venaient les hommes blancs. Là-bas, ils n’avaient jamais vu d’Indiens et ils les traiteraient comme de grands chefs. Deux ans plus tôt, quelques-uns des hommes y étaient allés, et ils avaient vu Grand-mère Angleterre et son époux. Cette Grand-mère avait de nombreux enfants dans de nombreux pays. On l’appelait une reine et son époux, un prince. Pendant le spectacle, le prince avait pris place dans la diligence que les Indiens attaquaient, et après, tous les chefs blancs avaient demandé à être à leur tour attaqués par les Indiens. C’étaient peut-être des gens importants dans leur pays, mais là, ils se conduisaient comme des enfants. L’un des Indiens, Red Shirt, avait même serré la main de ces personnes royales. C’était lui qui avait raconté aux Oglalas que la reine était la Grand-mère de tous les Indiens au nord, au-delà de la Ligne Médecine. Il disait que c’était un petit monde pour les hommes blancs.
Un peu plus tard, Charging Elk et Strikes Plenty regagnèrent les collines, mais ils ne retournèrent pas au Bastion. Ils campèrent sur la berge d’une petite rivière et parlèrent deux jours durant. Le deuxième jour, il tomba une pluie froide de printemps, et ils construisirent un abri de branches de saules qu’ils couvrirent de leurs tapis de sol en toile. Installés devant un feu, ils mangèrent la viande séchée et le pain frit que la mère de Charging Elk leur avait donnés. Ils étaient jeunes et n’avaient jamais quitté leur pays. L’idée de traverser la grande eau les effrayait. Scrub leur avait dit que, selon Red Shirt, il fallait plusieurs sommeils pour franchir cette eau à bord d’un grand bateau de feu. L’eau devenait parfois furieuse et elle ballottait le bateau comme la rivière en crue le fait d’une vulgaire brindille. À ce moment-là, tout le monde devenait malade et souhaitait mourir. Voilà ce qu’avait raconté Red Shirt.
Beaucoup de bonnes choses venaient cependant atténuer une si terrifiante perspective : les Indiens étaient bien traités, ils avaient assez à manger, ils voyaient des curiosités, ils se produisaient devant des milliers de spectateurs et ils gagnaient plus d’argent de l’homme blanc qu’ils n’en pouvaient dépenser. Les patrons en envoyaient la majeure
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