À La Grâce De Marseille

exceptionnel, et quand je vous l’aurai exposé, vous serez fondé à penser qu’il ne constitue pas pour vous un candidat acceptable. Soyez assuré que nous comprendrons et que nous ne vous en tiendrons nullement rigueur.
    L’homme s’appelle Charging Elk. C’est un Indien d’Amérique âgé de trente-sept ans. Il est arrivé dans notre pays en 1889 en tant que membre de la troupe du Wild West Show de Buffalo Bill. Peut-être en avez-vous entendu parler. Elle s’est produite à Paris cette même année pendant l’Exposition avant d’entreprendre une tournée à travers l’Europe. Elle s’est arrêtée d’abord à Marseille où Charging Elk est tombé de cheval au cours d’une représentation et a dû être hospitalisé. La troupe a ensuite quitté la ville sans lui, et sans se soucier de pourvoir à ses besoins. À l’époque, il ne parlait pas notre langue, si bien qu’il s’est retrouvé entre les mains des autorités qui ne savaient pas trop quoi faire de lui. Heureusement, une famille méritante l’a recueilli – le chef de famille est un marchand de poisson vertueux et travailleur –, auprès de laquelle il a vécu les deux années suivantes. Ensuite, il a habité seul et travaillé dans une savonnerie, s’habituant petit à petit à notre mode de vie. D’après tous les témoignages, il commençait à très bien s’intégrer quand, hélas, il a été placé dans une situation compromettante par un homme méprisable – de grâce, ne me demandez pas de détails ! – qu’il a fini par tuer. Nombreux ont été ceux qui ont pensé, lorsque le procès eut mis toute l’affaire en lumière, que Charging Elk avait eu une réaction légitime. En réalité, le procès est devenu une espèce de cause célèbre. Les magistrats ont, dans une certaine mesure, suivi l’opinion publique, et lui ont accordé les circonstances atténuantes, en sorte qu’il a été condamné à la prison à perpétuité au lieu de la peine capitale comme on s’y attendait.
    Venons-en à présent à l’aspect positif, cher monsieur Gazier. Charging Elk a passé neuf ans et demi à la prison de Samatan et tous s’accordent à dire qu’il s’est comporté en détenu modèle. Durant tout ce temps, il n’a fait l’objet d’aucun rapport disciplinaire (et je puis vous certifier qu’il devait bien être le seul dans son cas – je pense que vous n’ignorez rien de la réputation de « la Tombe »). En outre, au cours de ses sept dernières années de prison, il a travaillé tous les jours où cela était possible dans les potagers et les vergers.
    Et c’est précisément pour cette raison que nous avons pensé à vous, cher ami. Nous nous sommes dit que, cultivant vous-même des vergers, vous pourriez employer avec profit cet homme travailleur et expérimenté. Je suis sûre qu’avec l’approche du printemps et de l’été, un peu d’aide vous serait fort utile. Naturellement, si vous acceptez d’accueillir Charging Elk, nous vous dédommagerons pour le gîte et le couvert sur la base de vingt francs par mois. Et si pour quelque motif vous désiriez vous séparer de lui, nous n’exigerions pas de vous que vous le gardiez une minute de plus que nécessaire. Nous espérons toutefois que vous consentirez à le garder auprès de vous jusqu’à l’époque de la récolte.
    Et maintenant, je pense que vous vous demandez : pourquoi Agen, pourquoi moi et pourquoi pas Marseille ? Questions bien naturelles. La réponse est aussi simple que cela : nous avons le sentiment qu’après avoir passé pratiquement une décennie en prison, notre homme n’est pas prêt à affronter le rythme trépidant d’une grande ville portuaire avec toutes ses distractions et aussi, oui, il faut bien le dire, toutes ses tentations. Il nous semble qu’Agen et ses environs constitueraient un lieu idéal pour son retour au sein de la société. La forte présence catholique dans votre région lui serait très salutaire. Et nous ne connaissons personne qui mieux que vous pourrait guider un pauvre étranger le long du chemin ardu de la vertu et de la piété.
    J’ai oublié de mentionner que Charging Elk doit bénéficier d’une grâce, ce qui, je l’espère, facilitera votre décision. Permettez-moi d’ajouter que c’est un homme d’une grande gentillesse qui ne demande rien de plus que de se voir offrir la possibilité de s’améliorer en tant qu’être humain afin de s’adapter plus aisément à notre société moderne. Je