À La Grâce De Marseille
les rangs de pruniers. Après tous ces étés passés à s’échiner dans les potagers et les vergers de la prison, la besogne lui paraissait relativement aisée. Les arbres offraient de l’ombre, et on le laissait travailler seul, à son rythme. Sinon, il y avait toujours quelque chose à faire, graisser les harnais, aiguiser les cisailles et les serpettes, chauler les murs de l’écurie…
Au moins une fois par semaine, Gazier et lui se rendaient à Agen. Nathalie les accompagnait parfois, installée à l’arrière de la charrette sur un sac d’oignons, de pommes de terre nouvelles ou sur un seau retourné. En ville, elle disparaissait une petite demi-heure pour revenir avec du tissu pour sa mère, une bouteille d’huile d’olive ou un paquet de café. Pendant ce temps-là, son père et Charging Elk livraient leurs marchandises à quelque marché, achetaient de la nourriture, ou du poison pour tuer les insectes qui s’attaquaient aux arbres, puis l’Indien allait chercher du tabac et du papier à cigarettes tandis que Vincent Gazier bavardait avec un marchand ou un autre paysan venu lui aussi faire des courses en ville. Quant à sa femme, Lucienne, elle n’était jamais du voyage.
Charging Elk la plaignait. Toujours aimable, quelquefois même joyeuse, elle était sujette à de longues quintes de toux qui la laissaient épuisée, affalée dans un fauteuil ou adossée à un mur, cherchant sa respiration. Le matin, elle travaillait une heure dans le potager avant d’être obligée de regagner la maison à pas lents. Un jour, elle s’évanouit pendant qu’elle cueillait des petits pois. Charging Elk et Nathalie se précipitèrent vers elle et, arrivée la première, la jeune fille la prit dans ses bras comme on berce un enfant endormi et malheureux. Le visage de la femme était blanc comme la chair des oignons que Charging Elk était en train d’arracher, et il eut très peur pour elle. Nathalie éventa sa mère à l’aide de son bonnet et, petit à petit, les couleurs revinrent sur les joues de Lucienne Gazier, et elle ne tarda pas à cligner des paupières et à remarquer l’Indien penché au-dessus d’elle.
« Ne vous inquiétez pas, vous deux. J’ai été sotte de me fatiguer autant aujourd’hui. C’est la chaleur. »
Charging Elk prenait son petit déjeuner et son dîner à la table familiale, et les repas se déroulaient en général dans la bonne humeur. Nathalie parlait d’une robe qu’elle avait vue en ville, ou de son amie fiancée à un soldat. Son père et sa mère l’écoutaient, puis ils la taquinaient ou la grondaient, mais toujours avec affection. Il arrivait parfois que Lucienne ne vienne pas à table, alors qu’elle avait préparé le repas, et ces jours-là, Vincent et Nathalie mangeaient en silence, sans se livrer à leur petit jeu habituel de reparties. Quant à Charging Elk, il s’excusait tout de suite après le café pour aller fumer devant sa chambre dans la fraîcheur du soir.
Un jour, pendant qu’ils préparaient une décoction contre les insectes térébrants, Vincent Gazier se redressa et marcha jusqu’à la porte de la remise. Il resta un long moment planté sur le seuil, le regard fixé sur la colline sauvage au-dessus des toits ocre des vieux bâtiments, tandis que Charging Elk remuait pour finir de dissoudre les cristaux de poison.
« Elle souffre de consomption, tu sais. Ses poumons en sont dévorés. »
L’Indien s’immobilisa et leva les yeux sur le dos mince, le long cou tanné par le soleil et la tête étroite sous le béret. À cause de sa mauvaise jambe qui le faisait boiter, le cultivateur avait une épaule plus haute que l’autre, une légère difformité qui paraissait maintenant curieusement accentuée.
« J’ignore combien de temps elle demeurera encore parmi nous – pas longtemps, je le crains. Peut-être un mois, peut-être six, qui sait ? »
Charging Elk recommença à remuer avec des gestes lents. Il ne savait quoi dire. Il avait entendu parler de cette maladie. À la Tombe, on racontait qu’il y avait une section où l’on isolait les détenus atteints de consomption.
« Des fois, j’ai l’impression qu’elle voudrait mourir pour nous faciliter l’existence à Nathalie et à moi. Tu peux comprendre ça ? »
Charging Elk posa sur une petite planche le bâton dont il se servait pour brasser la décoction. La forte odeur du poison imprégnait l’atmosphère. Il pensa à toutes les fois où il avait souhaité
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