À La Grâce De Marseille
resté en prison. Tous devaient savoir comme lui que sa véritable place était là-bas.
« Monsieur Charging Elk ? »
Un homme mince en costume noir et coiffé d’un béret s’avança vers lui, suivi par une jeune fille qui gardait les yeux baissés.
« Je suis Vincent Gazier, et voici ma fille, Nathalie. Nous vous attendions. »
Charging Elk serra la main tendue de l’homme. « Enchanté, monsieur. » Il s’inclina légèrement devant la jeune fille qui fixait maintenant le morceau de papier épinglé à son revers. « Madame Loiseau m’a dit que je travaillerais pour vous. Je suis un bon travailleur.
— C’est aussi ce qu’elle m’a dit. Et j’en suis ravi, car la besogne ne manque pas. » Gazier regarda le sac de toile. « Ce sont toutes vos affaires ? »
À cet instant, le chef de gare donna un coup de sifflet. Un jet de vapeur s’éleva et le train s’ébranla dans un sourd grincement.
« Venez, nous allons vous installer dans votre nouvelle maison. Et ensuite, je crains bien que le travail nous attende. » Gazier pivota et se mit à marcher à pas vifs. Charging Elk nota qu’il boitait. « Ce soir, vous gagnerez votre gîte et votre couvert, croyez-moi », lança l’homme par-dessus son épaule.
Après une première nuit épuisante passée à amener du bois, à faire des feux et à les entretenir jusqu’à l’aurore, la vie de Charging Elk à la ferme prit une allure de routine : travailler, manger, fumer et dormir. Il avait sa chambre à lui, qui donnait sur la cour. Elle se trouvait dans le corps principal du bâtiment qui, de fait, n’avait cessé de s’agrandir au fil des générations. C’était une ancienne pièce de rangement où l’on avait entreposé de vieux meubles, du matériel hors d’usage, des articles de sellerie devenus raides et cassants avec l’âge, tout un bric-à-brac qu’on n’avait pu se résoudre ni à réparer ni à jeter. Gazier et sa fille avaient mis deux jours à débarrasser, transportant tous les objets dans les dépendances qui entouraient la cour. Ils avaient récupéré un lit de fer, une commode, une petite table et une chaise. Bien qu’elle eût un sol en terre battue et une unique petite fenêtre à côté de la porte de chêne, la chambre était assez confortable, sauf qu’en plein été, la chaleur du jour y restait accumulée jusque tard dans la nuit, mais cela ne dérangeait pas Charging Elk. Le soir, il sortait sa chaise et fumait, content d’être seul et libre. Après ses longues années de prison, il s’abandonnait avec délices à ses pensées cependant qu’il regardait les ombres du crépuscule s’allonger, puis disparaître. Il percevait le bourdonnement des insectes dans la nuit, le grognement d’un cochon dans son sommeil, l’ébrouement de l’un des deux chevaux de trait ou le criaillement d’une oie qui vient peut-être d’entendre un aboiement lointain, et il se sentait intégré au monde qui l’environnait. Il s’imaginait les Gazier endormis dans la maison plongée dans le noir, et il s’imaginait qu’avec le temps, il ferait également partie, un jour, de leur monde, tout comme avec les Soulas.
L’été arriva et s’installa pour de longues semaines. La ferme était située au flanc d’une colline au nord-est d’Agen, non loin de la vallée de la Garonne. Au pied des bâtiments s’étendait un vaste potager que Nathalie et parfois sa mère quand elle se sentait suffisamment bien cultivaient. De temps en temps, Charging Elk leur donnait un coup de main, amenant l’eau pour arroser depuis un fossé d’irrigation qui partait d’une source au-dessus de la ferme, ou préparant le sol pour les melons ou les courges. Son travail consistait également à s’occuper des cochons qu’il lâchait parfois dans les vergers pour qu’ils déterrent des choses que lui-même ne pouvait voir, et aussi à surveiller les oies ou, plutôt, à chasser les belettes et les renards qui, la nuit, rôdaient quelquefois autour de la ferme. Mais il travaillait surtout dans les vergers où il aidait Vincent Gazier à traiter les pruniers contre les insectes et à les débarrasser des branches mortes ou malades de la cloque. Portant son échelle d’arbre en arbre, il pinçait les rameaux et éclaircissait avec soin les petites prunes vertes et dures que même les cochons trouvaient immangeables. Toutes les deux ou trois semaines, il attelait les chevaux à une herse pour désherber et retourner la terre entre
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