À La Grâce De Marseille
et désigna le papier que Charging Elk tenait à la main. « Cela signifie que vous êtes libre, expliqua-t-elle. Une grâce, cela veut dire que le gouvernement vous pardonne votre faute, ou plutôt, dans ce cas, qu’il reconnaît avoir commis une erreur. Il semble que vous ayez été jugé en tant que citoyen des États-Unis d’Amérique. Or, selon les traités, votre tribu est une nation à part entière et en tant que telle, ne serait donc pas soumise aux accords conclus entre la France et les États-Unis. Il apparaîtrait par conséquent que vous ayez été illégalement détenu pendant toutes ces années. » Madame Loiseau jeta un coup d’œil à monsieur Murat, affichant un sourire de triomphe. « Vous êtes donc libre de nous accompagner, Charging Elk. »
Il la dévisagea. Malgré sa petite taille, il se dégageait d’elle quelque chose d’imposant. Elle portait une robe noire munie d’un large col et de poignets soulignés chacun par une rangée de boutons. Elle avait la taille pincée, mais une poitrine proéminente à l’exemple de certaines des figures de proue nues que l’on voyait sur quelques-uns des bateaux du Vieux-Port. Ses cheveux gris étaient ramenés sous un chapeau de feutre noir au bord étroit relevé. Quoique strictement vêtue, elle continuait à sourire avec une chaleur que Charging Elk n’avait plus rencontrée depuis l’époque où Causeret était encore vivant et plein d’optimisme. Favorablement impressionné, il décida de faire confiance à cette femme.
« C’est exact, mon ami. J’ai tous les papiers ici. » Le directeur trempa un porte-plume dans l’encrier, puis le présenta à Charging Elk en lui montrant les endroits où il devait signer. L’Indien s’efforça de tracer avec soin les lettres de son nom, mais il ne put empêcher sa main de trembler. Il n’avait plus signé ainsi depuis le procès, et le résultat ne fut pas aussi lisible qu’il l’aurait souhaité. S’il tremblait, c’est qu’il venait soudain de comprendre qu’il allait quitter la Tombe. Un sentiment de panique l’envahit de nouveau. Et si c’était une ruse ! René lui avait toujours recommandé de ne rien signer avant de savoir exactement de quoi il s’agissait. Il faillit demander à cette madame Loiseau de lui lire les documents.
Sans lui laisser le temps de prononcer un mot, le directeur reprit : « Voilà, vous êtes un homme libre, Charging Elk. Vous pouvez aller récupérer vos affaires personnelles. Et que Dieu soit avec vous. »
Pendant qu’il traversait la cour, marchant derrière le gardien, Charging Elk tourna un instant la tête en direction du portail. Peut-être que Gustave Boucq l’attendait. Il aurait voulu parler à quelqu’un, annoncer la nouvelle, seulement Causeret était mort et le colosse barbu devait être dans sa cabane à outils en train d’inspecter les houes et les bêches, si bien qu’il ne voyait personne pour lui souhaiter bonne chance. Promenant son regard sur les hautes murailles, la cour déserte et le ciel gris, il se dit que le mieux, en définitive, serait de partir discrètement.
Soudain, il se demanda où il pourrait aller. À peine revenu de sa stupéfaction, il n’avait pas pensé à poser la question. Après un instant de réflexion, il se dit que madame Loiseau avait sans doute prévu de s’occuper de lui. Il sentit alors un large sourire naître sur ses lèvres, et le gardien, alors qu’il s’effaçait pour le laisser entrer dans son bâtiment, le considéra d’un air estomaqué.
L’homme était déjà à la Tombe à l’arrivée de Charging Elk une décennie plus tôt, et il ne lui avait jamais vu une telle expression. Le sourire sur le visage d’ordinaire impassible du sauvage avait quelque chose de presque effrayant. On avait l’impression qu’il avait passé ces dix années en état de somnambulisme.
19
Nathalie Gazier attendait sur le quai de la gare, le regard tourné vers la Garonne de l’autre côté de la voie. On apercevait les rangées de platanes et, au-delà, un petit bout du fleuve derrière un bois de grands chênes. Le kiosque où l’on vendait des fleurs en été était fermé et placardé d’affiches annonçant concerts, rencontres sportives, conférences, réunions politiques et représentations théâtrales. Hier, dimanche, par une journée où régnait une chaleur inhabituelle pour un mois de mars, elle était allée se promener bras dessus, bras dessous avec son amie Catherine, son
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