À La Grâce De Marseille
aînée d’un an qui sortait déjà avec un jeune fusilier stationné à la caserne située sur la route de Bordeaux. Pendant qu’elles regardaient des hommes jouer aux boules, Catherine lui avait raconté que Thierry, son amoureux (comme elle l’appelait), l’avait embrassée la semaine dernière en mettant la langue. Nathalie avait poussé un petit cri d’horreur, mais quelques instants plus tard, alors que, assises sur les berges de la Garonne, elles suivaient des yeux une course d’aviron, admirant les rameurs qui glissaient sans heurts sur leurs bancs, tandis que les rames faisaient à peine quelques éclaboussures à la surface de l’eau, sa curiosité l’avait emporté, et elle avait demandé :
« Qu’est-ce que ça fait ?
— D’après toi ?
— Ça doit ressembler à une limace baveuse.
— Tu n’es vraiment qu’une petite fille. Tu n’as pas d’amoureux, toi.
— Alors, et à toi, qu’est-ce que ça t’a fait ? »
Catherine avait ri, puis répondu : « Je ne sais pas bien. Il m’a dit que c’était comme ça que les filles de Bordeaux embrassaient. En tout cas ça m’a un peu grisée. J’ai failli m’évanouir entre ses bras. »
Sur le quai de la gare, Nathalie se demandait ce qu’elle ressentirait si un homme l’embrassait ainsi. L’idée continuait à la dégoûter, mais les hommes mettaient bien autre chose dans les femmes, et c’était censé être permis quand on était marié, et même agréable. Elle n’avait que seize ans, mais elle connaissait plusieurs filles de son âge qui étaient déjà fiancées et certaines même mariées.
La jeune fille contempla les rails qui décrivaient une courbe avant de disparaître derrière les murs du lycée. Quand elle était petite, elle avait désiré de toutes ses forces entrer au lycée, parce qu’un garçon de son école pour qui elle avait le béguin s’était vanté qu’il irait un jour et qu’il deviendrait un grand savant. L’année suivante, bien avant le certificat d’études, elle avait quitté l’école et depuis, elle n’avait pas revu le garçon. Peut-être qu’il était devenu le genre à fourrer sa langue dans la bouche des filles. Elle frissonna à cette pensée. Comment une chose pareille pouvait-elle vous griser ? Elle, ça la ferait plutôt vomir.
C’était peut-être cela qui clochait chez elle. Elle n’était pas docile comme Catherine. Elle ne sortait pas comme elle avec les garçons. En tout cas, elle n’avait pas d’amoureux et n’envisageait pas d’en avoir, sauf si l’on comptait Alain, le fils de la ferme voisine. Ils s’étaient embrassés quatre ou cinq fois dans les vergers, mais elle n’avait absolument rien ressenti. Ce n’était pas un beau fusilier, ni même un vigoureux ouvrier agricole comme celui qui travaillait pour le père d’Alain. Nathalie l’observait souvent pendant qu’il élaguait les arbres ou faisait les foins. Au plus chaud de la journée, il se mettait en tricot de corps, et elle l’épiait, fascinée par ses robustes épaules luisantes, ses bras musclés et sa taille fine. Elle ne lui avait jamais parlé, mais elle se doutait bien qu’il préférerait une fille comme Catherine ou l’une de ces femmes légères qui fréquentaient les cafés, fumaient et flirtaient d’une manière éhontée. Une pauvre godiche de fille de paysan n’aurait aucune chance.
Une rafale de vent souleva un nuage de poussière et Nathalie, tenant son bonnet, plissa les yeux pour se protéger. Elle entendit un sifflet, et l’excitation la gagna. À quoi l’étranger allait-il ressembler ? Elle n’avait encore jamais vu un Américain sauvage. Et un ancien prisonnier en plus ! Comme les deux autres qui avaient habité quelque temps à la ferme, mais qui, eux, n’étaient que de jeunes paysans qui s’étaient retrouvés une fois du mauvais côté de la loi, ainsi que son père le disait. Rien qu’un peu de travail ne saurait guérir, ajoutait-il. Nathalie n’était tombée amoureuse ni de l’un ni de l’autre, encore qu’elle eût vaguement essayé avec le garçon de Souillac, mais ils étaient vraiment trop banals, trop sots, et leur seul crime avait été de se croire assez malins pour échapper aux conséquences de leurs minables forfaits. Son père se plaisait à les présenter ainsi à ses amis qui, tout en désapprouvant, riaient d’un air entendu avant de recommencer à se plaindre soit de la sécheresse, soit de la pluie, de même que du cours
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