À La Grâce De Marseille
Elle était coiffée d’un grand chapeau de paille qui lui dissimulait le visage quand elle travaillait. Là, les yeux levés vers lui, elle souriait, comme si elle savait d’avance ce qu’il allait répondre.
Charging Elk ne l’avait jamais détaillée ainsi. Son visage était encore celui d’une adolescente de seize hivers, frais et lisse, avec à peine un léger hâle dans la mesure où elle portait tout le temps un chapeau, mais depuis les cinq lunes qu’il travaillait à la ferme, elle avait changé. Quand il la voyait passer devant lui, ce n’était plus la même personne. De dos, elle avait maintenant la silhouette d’une jeune femme à la taille élancée. Elle avait perdu le côté pataud de l’enfance, presque sans qu’il s’en rende compte. Ce n’était que dans son visage qu’il retrouvait la fille qui l’avait accueilli sur le quai de la gare avec tant de timidité.
Il s’accroupit, effleura de la main la terre fertile, et répondit enfin : « Si. Je me plais ici parce que vous êtes là. Je me sens bien avec vous. »
Dans les semaines qui suivirent, Nathalie, tout en vaquant à ses occupations, s’interrogea sur les paroles de Charging Elk. Pensait-il uniquement à elle ou bien à l’ensemble de la famille ? Qu’est-ce qu’il entendait par « je me sens bien » ? Bizarre aussi était la manière dont il l’avait dit. Il l’avait dévisagée de son regard pénétrant, et elle avait un moment craint qu’il n’essaye de la toucher, mais il s’était contenté de porter son panier de tomates dans le cellier à côté de l’atelier. Elle lui avait emboîté le pas avec ses haricots verts, et dans la fraîche pénombre du cellier, elle avait frissonné, mais pas de froid. Après avoir versé ses légumes dans un cageot posé à même le sol de terre battue, elle était ressortie, courant presque, pour déboucher dans le soleil.
Depuis, elle se sentait troublée, pas tant par les mots de Charging Elk que par ses propres sentiments. Elle avait été réellement prise de vertige. Plus tard, cette nuit-là, allongée dans son lit, écoutant la respiration irrégulière de sa mère qui dormait dans la chambre d’à côté, elle pensa à Catherine et à son soldat, et elle s’efforça de croire que ses vertiges ressemblaient à ce qu’elle éprouverait auprès d’un homme. Et elle s’efforça également de croire qu’elle était en train de tomber amoureuse contre son gré.
Vincent passait à présent davantage de temps au chevet de sa femme que dans les vergers. Comme il y avait moins de travail, Charging Elk et Nathalie arrivaient à pratiquement tout assumer. Vincent dînait avec eux, grignotant à peine, et la plupart du temps, il se tenait devant la maison ou bien s’engageait sur la route d’Agen de sa démarche lente et claudicante pour faire demi-tour au bout de quelques centaines de mètres avant de regagner la ferme. Le soir, pendant qu’il fumait devant sa chambre, Charging Elk distinguait l’extrémité rougeoyante du cigare de Vincent, puis un arc d’étincelles orange, tandis que la porte s’ouvrait, laissant échapper une bouffée d’air chaud dans la nuit, et se refermait avec le claquement sec du verrou.
Le 22 septembre, Lucienne s’endormit pour ne pas se réveiller. Le lendemain matin, Charging Elk se présenta pour le petit déjeuner, mais ni Vincent ni Nathalie n’étaient là. On lui avait préparé du pain, de la confiture et du melon ainsi qu’un pot de café tiède et un peu de lait. En face de lui, il remarqua un bol de café au lait à moitié plein. Il emporta le sien et une tranche de pain dans sa chambre, puis il resta à regarder dehors par la porte ouverte. Il avait compris que Lucienne était morte.
Il but lentement, songeant à la mort. Au Bastion, elle était une compagne familière. Lors de la grande bataille de l’Herbe Grasse, il n’était encore qu’un enfant, mais il avait vu beaucoup de morts. Ce même hiver, nombre de gens de son peuple étaient morts de faim ou de maladie. Son frère et sa sœur étaient morts de la maladie de la toux après la reddition des Oglalas. Et lui-même avait frôlé la mort à l’hôpital de Marseille.
Hormis sa propre expérience, il n’avait guère fréquenté la mort depuis les quinze années qu’il se trouvait en France. Il l’avait côtoyée à la Tombe, mais ne l’avait réellement approchée qu’avec Causeret. La mort était chose naturelle à la Tombe, et elle ne donnait
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