À La Grâce De Marseille
train d’accomplir, quelle qu’elle soit, et s’efforçait une fois de plus de comprendre l’enchaînement des faits ayant abouti à son bonheur.
D’abord, Vincent lui demanda de rester pour l’aider à la taille d’hiver des pruniers. Bien qu’impatient de retourner à Marseille, il savait qu’il ne pouvait pas refuser un service à cette famille qui l’avait accueilli. Il resta donc, et se livra à de petits travaux en attendant l’époque de la taille. Il entreprit même de tresser du crin, un art qu’il avait appris au Bastion d’un Sioux Hunkpapa. Là-bas, il s’occupait ainsi pendant les lunes d’hiver jusqu’à ce que l’herbe reverdisse et que Grand Coureur commence à piaffer, assoiffé d’aventures. Chez les Gazier, il passa ses soirées dans sa chambre à confectionner une ceinture décorée de motifs lakotas. C’était un ouvrage bien maladroit, mais on reconnaissait quand même une ceinture devant laquelle Nathalie s’émerveilla un jour qu’elle entra, ayant besoin de lui pour déplacer quelque chose de lourd.
Comme les nuages gris ne cessaient de s’amonceler et le vent mordant de souffler, venant de l’océan, Charging Elk se mit à passer davantage de temps dans la ferme. Quand il avait fini de travailler, il entrait prendre le café dans l’après-midi. Il arrivait une heure avant le dîner et s’attardait une heure après. Vincent et lui buvaient une eau-de-vie et dressaient des plans pour le printemps prochain, comme si Charging Elk devait être encore là. Nathalie, après avoir fait la vaisselle, venait souvent s’asseoir avec eux pour coudre ou feuilleter un magazine de mode afin de savoir ce que les femmes portaient à Paris. Elle aimait bavarder dans l’intimité de la cuisine. Elle regardait souvent Charging Elk, et elle voyait un homme à peine plus jeune que son père. Elle se rappelait alors ses paroles dans le potager et ses propres pensées le même soir dans son lit. Elle éprouvait maintenant pour lui la chaleur de l’amitié et se sentait réconfortée par sa présence dans la chaise en face de son père. Elle ne parvenait pas à imaginer ce que serait la vie à la ferme sans lui. Tous deux, son père et elle, avaient besoin de lui.
Un soir, vers la fin novembre, Charging Elk, assis dans sa chambre devant la table, était penché sur la ceinture de crin qu’il n’avait toujours pas finie. La petite lampe à huile éclairait d’une chaude lueur la pièce froide, dispensant juste assez de lumière pour lui permettre de tresser les motifs complexes pour lesquels il utilisait des crins alezans, blancs et gris, ainsi que des noirs destinés à souligner le pourtour. Il s’améliorait, mais il savait qu’au Bastion, il serait loin de passer pour un maître. Le résultat ferait bien rire le Hunkpapa qui avait pourtant été un professeur patient.
Concentré sur son délicat travail, ses yeux commençaient à le piquer, et il était sur le point d’arrêter quand il entendit frapper doucement à sa porte. Comme personne ne venait jamais dans sa chambre après la nuit tombée, il sursauta, envahi d’un sentiment d’appréhension. Il se leva, traversa la pièce en deux enjambées et ouvrit la porte à la volée, s’attendant au pire.
Ce n’était que Nathalie, et elle lui souriait. Elle était vêtue d’une pèlerine grise munie d’un capuchon qui, de même que le tissu au-dessus des épaules, paraissait plus foncé que le reste. Il constata alors que de l’eau gouttait des bords de la capuche. « Il pleut, dit-il. Entrez vite. » Quand elle franchit le seuil et rejeta sa capuche en arrière, le cœur de Charging Elk fit un bond dans sa poitrine en même temps qu’il éprouvait une angoisse soudaine. Il ne s’était plus retrouvé seul avec une femme – ou une fille – depuis Marie.
Nathalie secoua la tête et remit en place ses longues boucles brunes. Elle sourit de nouveau, sans vraiment le regarder, et lui, il ne vit plus que le beau sourire d’une femme, le genre de sourire qui illuminait le visage des femmes dans les rues et les cafés de Marseille, celui des femmes qui regardaient leurs amants dans les yeux. Charging Elk avait l’impression de vivre un songe. Il s’était promené dans les rues de Marseille dans ses beaux vêtements et s’était assis à la terrasse des cafés devant un verre de vin pour surprendre de pareils sourires sur les lèvres des femmes. Et après, il rentrait chez lui seul, rêvant d’une jeune fille qui
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