À La Grâce De Marseille
charrette. Les trois garçons montèrent, et Vincent fit claquer les rênes. La fabrique de pruneaux ne se trouvait qu’à trois kilomètres, mais les chevaux qui effectuaient le trajet deux et parfois trois fois par jour depuis le début de la récolte, commençaient à renâcler. Vincent fit de nouveau claquer les rênes et siffla. La charrette s’ébranla avec un grincement et descendit lentement la colline en direction d’Agen.
Charging Elk, debout au milieu des arbres, regarda le lourd véhicule s’engager en bringuebalant sur la grand-route qui conduisait vers la vallée. Au-delà, on distinguait les collines boisées et le camaïeu des champs. Une flèche blanche émergeait qui tranchait sur le paysage de verdure. Il s’était souvent interrogé à son propos. En fait, il la voyait aussi le soir, quand il s’installait dehors. C’était toujours la dernière chose que le soleil accrochait avant de se coucher et de plonger la vallée dans les ténèbres. Il la considérait un peu comme un phare – à l’exemple de Notre-Dame-de-la-Garde à Marseille –, une lumière que l’on apercevait de loin, susceptible de guider les âmes perdues comme lui.
Le lendemain, Charging Elk et Nathalie étaient dans le potager. La jeune fille cueillait les derniers paniers de tomates et de haricots verts, tandis que l’Indien arrachait les racines et retournait la terre. Le potager existait depuis de nombreuses années, et sous la surface dure et craquelée, le sol s’effritait comme de la poudre au contact de la pelle. Ils travaillèrent ainsi chacun dans leur coin pendant environ une heure, et puis, brusquement, ils se retrouvèrent à moins de deux mètres l’un de l’autre.
Nathalie, tout en se montrant cordiale, et parfois même loquace en présence de ses parents, ne s’était que très rarement adressée directement à Charging Elk, sinon pour lui dire bonjour et échanger les quelques mots indispensables aux activités quotidiennes. Quant à lui, il se sentait mal à l’aise devant elle, parce qu’il était un homme qui sortait de prison, alors qu’elle était encore innocente. De son côté, elle éprouvait la même chose pour la même raison.
Aujourd’hui, oubliant sa gêne, elle lui demanda : « C’est comment l’Amérique, Charging Elk ? » Elle lui posa la question sans le regarder, après s’être interrompue dans sa tâche.
Charging Elk réprima un mouvement de surprise. Les rares fois où elle lui parlait, c’était comme aujourd’hui, en passant, tout en continuant à faire ce qu’elle était en train de faire. En outre, il ne se souvenait pas de l’avoir entendue prononcer son nom.
« C’est très grand, très beau », répondit-il, encore qu’après tout ce temps, il ne se rappelait plus très bien ce qu’il avait vu pendant le voyage en direction de New York. Quelque part après Omaha, le paysage était devenu vert et ils avaient traversé de nombreuses villes. « Comme la France, ajouta-t-il.
— Et vous venez d’où… en Amérique ? »
Charging Elk se remémora le globe terrestre que Mathias lui avait montré dans la papeterie. « Du Dakota, répondit-il. C’est très sec et il n’y a pas autant d’arbres qu’ici. Le soleil met des heures à effectuer sa course dans le ciel. On le voit durant toute la journée. »
Nathalie leva la tête, plissant les yeux dans la lumière éblouissante. « Il y a des villes au Dakota ?
— Pas beaucoup. Des petites villes le long de la route de fer. Rien à voir avec Agen ou Marseille.
— Mais Agen aussi est une petite ville. Un jour, avec mes parents, j’ai pris le train pour Bordeaux. Ça, c’est une grande ville. » Elle sourit. « J’ai une tante et un oncle là-bas. Il tient une cave où il ne vend que les meilleurs vins – c’est du moins ce que ma tante prétend. Mais je préfère vivre où il n’y a pas trop de monde. Pas vous ? »
La question étonna Charging Elk. Il n’avait jamais pensé à cette ferme et à ce village comme à un endroit où vivre. Il n’était là que pour la saison. Madame Loiseau le lui avait dit, et elle avait précisé qu’après il pourrait revenir à Marseille, quand le bruit causé par la nouvelle de sa libération se serait tassé.
Il promena son regard autour de lui, englobant la vallée, la ville d’Agen et la Garonne au cours paresseux, les vergers derrière la ferme, le clocher de l’église de l’autre côté de la vallée. Puis il regarda Nathalie.
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