À La Grâce De Marseille
mourir depuis son arrivée dans ce pays. Lucienne, la femme de Gazier, avait pourtant beaucoup de raisons de vivre. Elle avait un bon mari et une jolie fille. « Je prierai pour elle », dit-il. Il désirait réconforter Vincent Gazier, mais il ne trouva rien d’autre à ajouter. Il se rendit alors compte à quel point il manquait d’expérience dans la vie. Il ne savait pas réconforter son prochain.
Gazier se retourna et le regarda. Ses yeux humides luisaient dans un visage qui paraissait plus émacié que jamais.
« C’est vrai, tu prieras pour elle ? »
Charging Elk dut détourner la tête. Comment cet homme pouvait-il se raccrocher ainsi à un espoir si fragile ? « Je prierai Wakan Tanka, dit-il. C’est le Grand Esprit qui peut tout accomplir. Parfois, il entend les paroles de son pauvre petit-fils. » Il aurait aimé ajouter : Mais bien souvent, il considère que les prières de cet égoïste ne sont pas dignes d’attention. Il jeta un coup d’œil sur Vincent Gazier et vit un petit sourire las éclairer son visage.
« Merci, Charging Elk. C’est tout ce que je demande. Peut-être que ton Grand Esprit…» Le cultivateur s’interrompit brusquement. Il avait failli commettre un sacrilège. Il se signa et pria son Dieu de le pardonner. Il se sentait cependant le cœur un peu moins lourd. Peut-être avait-il simplement besoin de parler. « Bon, et si on s’occupait de ces arbres ? » dit-il.
À la fin août, les prunes étaient mûres. Fidèles au petit rituel perpétué par des générations de Gazier, Vincent, Lucienne et Nathalie, accompagnés de Charging Elk, se rendirent dans les vergers et se dirigèrent vers un vieil arbre qui servait peut-être depuis des siècles à juger de la qualité de la récolte. Chacun cueillit une prune, la huma, la pressa jusqu’à ce que le jus coule le long de la queue, puis mordit dedans afin de goûter la chair sucrée. Vincent déclara le fruit quasiment parfait. Il adressa une prière à Dieu pour le remercier et lui demander de leur accorder une récolte abondante. Charging Elk joignit son « amen » aux leurs, mais il ne se signa pas. Pas plus qu’il n’osa regarder Lucienne qui avait de larges cernes sous les yeux et était maintenant d’une maigreur à faire peur.
Vincent embaucha trois garçons d’Agen pour les aider. Il fallait cueillir les fruits très vite, pendant qu’ils étaient encore fermes, si bien qu’on travaillait de l’aube à la tombée de la nuit. Dix jours furent cependant nécessaires pour venir à bout des quatre hectares de pruniers.
Nathalie partageait son temps entre les vergers et les soins qu’elle prodiguait à sa mère. Elle apportait des outres d’eau aux hommes, préparait tous les jours le déjeuner en suivant les instructions de sa mère, puis, dans le courant de l’après-midi, venait participer à la cueillette. Au bout de cinq jours, elle était au bord de l’épuisement, tant sur le plan physique que nerveux. Elle souffrait de voir la santé de sa mère se détériorer ainsi, et elle n’arrivait plus à penser qu’au fait qu’elle allait bientôt mourir. Et sans elle, que deviendraient-ils ?
Le médecin d’Agen vint un soir l’examiner, puis il s’entretint longuement avec Vincent. Il lui prescrivit un tonique à administrer à sa femme et lui recommanda de veiller à ce qu’elle prenne le soleil une heure chaque matin pendant qu’il ne faisait pas encore trop chaud. Le reste du temps, il fallait qu’elle garde le lit. Vincent écouta avec une patience relative, puis, de but en blanc, il demanda : « Combien de temps a-t-elle à vivre ? »
Le docteur, qui avait établi le diagnostic quelque douze ans plus tôt et en était venu à croire que la consomption demeurait, et demeurerait, à l’état latent, secoua la tête en refermant sa trousse d’un geste sec. « L’infection s’est étendue rapidement au cours du dernier mois et a gagné les deux poumons. » Il secoua de nouveau la tête et empoigna sa trousse. « C’est très étonnant.
— Alors, combien de temps ?
— Si je disais une semaine, je mentirais. Si je disais six mois ou neuf mois, je mentirais également. La seule chose que je puis dire, c’est qu’elle ne guérira pas, à moins d’un miracle. Vous feriez bien de prier pour son âme, Vincent. »
À quatre heures de l’après-midi du dixième jour, Charging Elk et l’un des garçons d’Agen hissèrent la dernière caisse de prunes dans la
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