À La Grâce De Marseille
lieu à aucune manifestation de deuil. Il n’y avait pas d’êtres chers à pleurer.
Pour Lucienne, c’était différent. Il n’avait certes pas entretenu avec elle de liens étroits comme avec Madeleine – sans doute parce qu’elle était déjà centrée sur sa maladie quand il était arrivé –, mais il s’était pris d’affection pour Vincent et Nathalie et se demandait ce qu’ils allaient devenir. Ils resteraient sûrement ici et la vie continuerait, mais il y aurait un grand vide dans leur existence.
Charging Elk sortit dans la cour et adressa une prière à Wakan Tanka. Il ferma les yeux et offrit son visage au soleil. Il pria non seulement pour la nagi de Lucienne, mais aussi pour celle de Vincent et de Nathalie. Et il pria également pour lui-même, car il savait qu’il partirait bientôt. Il ne tarderait pas à être de retour à Marseille, une perspective qui l’effrayait et l’excitait à la fois. Il essaya de ne pas songer aux Soulas dans la mesure où il était sûr qu’après sa conduite déshonorante, il ne serait pas le bienvenu chez eux. Quant à Marie, il avait souvent pensé à elle à la Tombe au cours des hivers glacials et avait rêvé d’une vie à ses côtés. Il se doutait bien qu’aujourd’hui, elle préférerait l’éviter. Cependant, Marseille était le seul endroit du pays qu’il connaissait.
Assis au bord du lit, Vincent Gazier caressait les épaules de sa fille secouées de sanglots. Lui, il n’avait plus de larmes. Il pleurait sa femme depuis déjà si longtemps qu’il se sentait aussi sec que la poussière sur la route d’Agen. En un sens, il éprouvait un certain soulagement à l’idée que le calvaire de sa chère femme était enfin terminé, mais il était triste de voir sa fille dans cet état. Certes, Nathalie avait souffert ces derniers mois, n’ignorant pas qu’il n’y avait plus d’espoir pour sa mère, mais elle était forte et avait réussi à travailler dur malgré son chagrin. Désormais, elle se réveillerait le matin et saurait que sa mère n’était plus là, partie à jamais. Sa peine resterait toujours présente.
Vincent lui-même avait du mal à croire que dorénavant, ils seraient seuls tous les deux. Avec Charging Elk. Mais celui-ci allait bientôt partir.
Plus tard dans la matinée, à la surprise de son père, Nathalie sortit de sa chambre et mit de l’eau à chauffer sur le fourneau tout en sachant que ce n’était pas nécessaire. Elle la versa ensuite dans un broc et entra dans la chambre de ses parents. Elle lava le corps de sa mère comme elle le faisait ces dernières semaines, puis, avec l’aide de son père, elle l’habilla de la robe d’été blanche qu’elle portait autrefois quand elle se rendait en ville et à la messe. La jeune fille faillit de nouveau éclater en sanglots en voyant combien sa mère flottait dans ce vêtement qui lui allait naguère si bien, mais elle se maîtrisa et, après avoir pris une profonde inspiration, elle farda les joues creuses et mit du rouge sur les lèvres pâles de la morte. Elle se sentit un peu réconfortée en constatant combien sa mère avait l’air belle et paisible, et même plus jeune, comme si elle venait de s’endormir après sa nuit de noces.
L’enterrement eut lieu deux jours plus tard dans une petite église non loin de la grande place d’Agen. La veille au dîner, Vincent avait demandé à Charging Elk de les accompagner, et comme celui-ci se montrait réticent, Nathalie avait insisté : « S’il vous plaît, venez. Ma mère vous aimait bien et elle aurait désiré que vous soyez là. » Aussi, du fond de l’église, il écouta les paroles et les chants étranges de l’homme sacré, regardant les statues autour de lui et humant l’odeur de la fumée sacrée. C’était la première fois qu’il pénétrait dans une église wasichu, et il ne trouva pas l’endroit si abominable qu’il l’aurait cru. Stupéfait, il repensa à toutes les fois où il s’était mis en colère contre ses parents et les autres Lakotas parce qu’ils allaient à l’église de l’homme blanc. Cette époque lui paraissait désormais appartenir à une autre vie.
Charging Elk passa les quatre mois qui suivirent avec Vincent et Nathalie, et dans l’intervalle, plusieurs événements se produisirent qui devaient considérablement modifier le cours de leurs existences. Quand, plus tard, il lui arrivait de regarder en arrière, il s’interrompait dans la tâche qu’il était en
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